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Plus surprenant, les forces françaises ont été confrontées à des dizaines d’enfants-soldats enrôlés par les factions djihadistes. Des légionnaires ont parfois sciemment tiré à côté de ces jeunes combattants, souvent drogués à la kétamine, en espérant qu’ils se rendent. Certains d’entre eux ont été capturés et remis aux autorités maliennes et à l’UNICEF. Mais d’autres ont mené des attaques kamikazes. Et beaucoup n’ont pas été épargnés par les bombardements et les tirs des soldats français, ce qui a quelquefois traumatisé ces derniers[523]. Le centre de décompression des forces françaises, basé dans un hôtel à Chypre, avait déjà beaucoup servi lors du conflit en Afghanistan ; il a vu passer en quelques mois un millier des soldats éprouvés par les combats au Mali.

L’hydre AQMI n’est pas vaincue

Au-delà des succès immédiats de l’opération Serval, salués par les experts, les faiblesses du dispositif apparaissent rapidement. Côté français, les matériels ont énormément souffert à cause des conditions climatiques extrêmes. La logistique a souvent eu du mal à suivre. Une mission d’information parlementaire a parlé, en juillet 2013, d’une « victoire militaire indéniable » et d’un dispositif militaire réactif, tout en pointant du doigt de sérieuses « lacunes capacitaires[524] », ainsi que la dépendance à l’égard des Américains en matière de renseignement et de transport. Côté malien, l’armée, mal entraînée et peu encadrée, s’est rendue coupable de nombreuses exactions en marge de l’opération Serval, en toute impunité, tandis que les forces africaines et onusiennes appelées en renfort peinaient à prendre le relais[525]. De plus, l’État malien reste à reconstruire : le président Ibrahim Boubacar Keïta, entré en fonction en juillet 2013, est loin d’avoir réussi le processus de « réconciliation nationale » permettant de régler la question touarègue au nord du pays.

Du côté des djihadistes, une fois passée la surprise des attaques françaises, la guérilla a repris. Bon nombre de combattants se sont repliés vers les zones voisines du Nord-Niger et du Sud libyen, où ils ont pu reconstituer leurs forces. Certains chefs ont été éliminés, mais ces pertes n’ont pas affecté l’organisation elle-même, qui a remplacé les leaders morts au combat. « On a évidemment neutralisé des chefs et des sous-chefs, a déclaré Jean-Yves Le Drian dès mars 2013. Cela ne réglera pas tout. AQMI est un tout. C’est l’ensemble de la structure qu’il faut mettre à bas, et non pas tel ou tel leader[526]. » Même affaiblis, AQMI et ses alliés gardent une capacité d’action importante.

Si AQMI a perdu une bataille au Mali, il n’a pas perdu la guerre. La menace est si grande que les états-majors français ont dû prolonger Serval par une nouvelle opération régionale contre-terroriste, baptisée Barkhane et censée contenir l’hydre djihadiste sahélienne. Les militaires planchent sur des interventions à mener dans le Sud libyen, lequel est devenu un véritable « trou noir » où plusieurs milliers de combattants se sentent à l’abri.

Avec l’aide des Algériens, qui fournissent des renseignements, et des Américains, qui ont installé des bases et des drones au Niger, la DGSE et les experts de la Direction du renseignement militaire (DRM) surveillent de près les mouvements de ces groupes dans la région. Les forces spéciales, qui sont déjà intervenues à Agadès, au Niger, en mai 2013, pour mettre fin à une prise d’otages à la suite d’une attaque de djihadistes, se sont établies à demeure dans le pays, notamment à Niamey et à l’est d’Arlit, pour pouvoir frapper le plus discrètement possible. Les consignes venues de l’Élysée les autorisent toujours, ainsi que les agents du SA, à « neutraliser » toute cible désignée comme « terroriste ».

Tous les moyens sont bons pour « éradiquer AQMI ». Y compris les plus secrets et les plus radicaux.

Conclusion.

Engrenages

Défendre le pré carré français. Répliquer aux attaques. Lutter contre le terrorisme. Depuis les débuts de la Ve République, les motivations des présidents pour mener les guerres secrètes peuvent se résumer à ce triptyque incontournable. Les trois raisons se déclinent de manière récurrente, se superposent et s’enchevêtrent. Chacun des locataires de l’Élysée a décidé, en fonction des circonstances et de son tempérament, des opérations clandestines censées répondre à ces trois défis.

De Gaulle était surtout confronté à la disparition de l’empire colonial en Afrique. Il a laissé ses conseillers utiliser toutes les méthodes possibles pour préserver l’influence française, y compris la violence d’État la plus extrême. Dans une ambiance de guerre froide, ses successeurs, Pompidou et Giscard, ont continué de s’activer en coulisses sur le continent noir, de manière brutale, sans se soucier des moyens employés. Avec l’élection de Mitterrand, l’ère du nouveau terrorisme moyen-oriental, souvent téléguidé par des États étrangers, a débuté, poussant le président français à des répliques urgentes, désordonnées, voire maladroites. Et il n’a pas pu s’empêcher d’intervenir secrètement en Afrique pour continuer de soutenir des régimes pourtant honnis.

D’entrée plus offensif, notamment en ex-Yougoslavie et en Afrique, mais entouré de conseillers souvent divisés, Jacques Chirac s’est rapidement résolu à des actions plus prudentes et moins visibles, tout en laissant parfois faire les services secrets, qu’il tenait à distance. Mais ce Cassandre peu écouté après les attentats du 11 septembre et durant la guerre d’Irak, de surcroît paralysé par la cohabitation, a vu ses marges de manœuvre internationales se réduire comme peau de chagrin. Plus impulsif, Nicolas Sarkozy s’est mué sur le tard en chef de guerres secrètes, en s’appuyant surtout sur des militaires — avec lesquels il n’avait, a priori, guère d’atomes crochus — qui ont su le convaincre du bien-fondé de leurs opérations spéciales.

François Hollande, quant à lui, multiplie les actions sur tous les fronts, assumant davantage les représailles, les assassinats ciblés et les guérillas. Il envoie de plus en plus d’agents et de soldats sur des terrains minés, sans que les objectifs soient toujours évidents et avant que toutes les solutions politiques et diplomatiques aient été bien soupesées. Après la guerre secrète menée au Mali, il a ainsi donné son aval, à la mi-2014, à des infiltrations de commandos du SA et des forces spéciales au sud de la Libye pour cibler des leaders d’AQMI, ainsi qu’en Syrie et en Irak pour aider les combattants kurdes à affronter Da’esh.

Reste que, si on le regarde de plus près, le bilan de ces décennies d’actions clandestines n’est pas très glorieux. L’influence française n’a cessé de décliner au Moyen-Orient et en Afrique. Les répliques intermittentes n’ont pas empêché les attaques contre les intérêts français. Et le terrorisme, contenu de manière inégale, frappe toujours à nos portes. Quant aux moyens utilisés pour tenter, en secret, d’agir au nom d’une raison d’État changeante, ils demeurent sujets à caution. Sans être tous contestables, ils ont conduit à des dérapages, qu’il s’agisse du contre-terrorisme d’État, du soutien à des dictateurs ou de l’emploi de supplétifs sulfureux, voire de criminels de guerre.

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523

Voir notamment Ava Djamshidi et Frédéric Gerschel, « Au Mali, les Français ont combattu des enfants-soldats », Le Parisien, 26 avril 2013. Sur l’enrôlement des enfants-soldats, voir Human Rights Watch, « Mali : Islamists Should Free Child Soldiers », 15 janvier 2013. Amnesty International a également documenté des cas de détention arbitraire d’enfants dans les prisons maliennes : voir « Mali. Des enfants forcés à combattre, détenus avec des adultes et torturés », juin 2013, et « Mali. Les adolescents continuent de payer un lourd tribut dans le conflit », août 2014.

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524

Christophe Guilloteau et Philippe Nauche, « Mission d’information sur l’opération Serval au Mali », op. cit.

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525

Human Rights Watch et Amnesty International ont dénoncé, en juin 2013, certaines de ces exactions, ainsi que celles des groupes djihadistes et des groupes touaregs du MNLA. Le 23 janvier 2013, Human Rights Watch avait écrit au président Hollande pour l’alerter sur les risques liés à l’intervention française aux côtés des forces maliennes. L’ONG a également écrit, le 21 mars 2014, aux autorités maliennes pour que justice soit rendue sur toutes les exactions, dont celles des forces maliennes (26 exécutions sommaires, 11 disparitions et 70 cas de torture infligée à de présumés rebelles djihadistes, tous documentés). Voir aussi Human Rights Watch, « Collapse, Conflict and Atrocity in Mali », mai 2014.

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526

Interview de Jean-Yves Le Drian, « La fin de Serval doit coïncider avec la solution politique au Mali », Le Monde, 11 mars 2013.