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Le FLN comprend le message : il se tourne vers d’autres trafiquants. Parmi eux, Marcel Léopold, un citoyen suisse qui a fait fortune dans les bordels et les fumeries d’opium près de Pékin. L’arrivée au pouvoir de Mao Tsé-toung lui a valu quelques années de prison. En 1954, il est expulsé de Chine et se lance dans le trafic d’armes depuis son domicile, cours de la Rive, à Genève. Le SDECE dispose d’un gros dossier sur lui. Sur plusieurs photos, on le voit porter des costumes de belle coupe, malgré ses cent vingt kilos. Les tueurs de la Main rouge passent à l’action le matin du 19 septembre 1957, alors que « Monsieur Léopold » regagne son appartement. Dans l’ascenseur, un jeune homme tire sur lui à bout portant une fléchette meurtrière grâce à une sarbacane d’acier de trente centimètres équipée d’un percuteur. Cette arme a été mise au point par les services techniques du SDECE, où travaille notamment le capitaine Jeannou Lacaze, futur patron du SA et futur chef d’état-major des armées. Surnommé « le Sorcier aztèque », c’est un spécialiste des explosifs de toutes sortes.

Puis c’est au tour d’un autre fournisseur du FLN, Georg Puchert, de subir les foudres de la Main rouge. Cet Allemand originaire de Lettonie, surnommé « Captain Morris », a bâti sa réputation dans la contrebande de cigarettes américaines, avant de s’orienter vers les armes, transportées grâce à une flottille de navires basée à Tanger. Son réseau est infiltré par des agents du SDECE, membres du Service 7, une cellule s’occupant des filatures, des effractions et des faux papiers, dirigée par le colonel Le Roy-Finville[36]. Au fil des mois, certains de ces bateaux chargés d’armes explosent inopinément, comme la Bruja Roja et le Typhoon au large de Tanger, l’Atlas à Hambourg ou encore l’Allahira en Belgique. Ces avertissements ne ralentissent pas le trafic de Puchert. Dans la soirée du 2 mars 1959, à Francfort, où il est rentré, une équipe du SA fixe une bombe remplie de billes d’acier sous sa Mercedes 190. Le lendemain matin, Puchert meurt dans l’explosion de sa voiture.

Les trafiquants d’armes ne sont pas les seules victimes des opérations Homo signées « La Main rouge ». Ainsi, l’avocat kabyle Aït Ahcène est exécuté à la mitraillette près de Bad Godesberg le 5 novembre 1958. Porteur d’un passeport diplomatique tunisien, il était basé en Allemagne pour assurer le contact entre le FLN et des fabricants d’armes qui l’alimentaient en carabines Mauser, pistolets-mitrailleurs, canons antichars et bazookas soviétiques. Quelques mois plus tard, l’un d’entre eux, Ernst-Wilhelm Springer, est prévenu par un mystérieux correspondant de la Main rouge qu’une bombe a été placée dans le moteur de sa voiture et qu’il ferait mieux de cesser son petit commerce avec ses amis algériens. Inquiet, le trafiquant change de clientèle.

Il ne fait pas bon être avocat du FLN à Paris

À Paris, la traque des soutiens du FLN devient une véritable obsession, comme le rappelle Raymond Muelle : « Michel Debré, à Matignon, a fait savoir qu’il fallait s’en prendre au collectif des avocats pro-FLN. J’ai dit qu’on allait commencer par Jacques Vergès. Nous l’avons surveillé, mais l’opération n’a pas pu se faire à cause d’une panne de voiture[37]. »

La cible suivante a moins de chance. Il s’agit de Moktar Ould Aoudia, fils d’un ancien combattant, élevé chez les Pères blancs, marié à une Française et avocat à Paris. Comme ses sept collègues du collectif, il a reçu des menaces de mort par un courrier anonyme signé « La Main rouge ». Il est finalement exécuté le 21 mai 1959 par un commando du SA dont fait partie Raymond Muelle[38]. L’agent d’exécution — on l’appelle E1 dans le jargon du SDECE —, cachant son arme dans un porte-documents, est entré dans un immeuble du passage Feydeau, est monté jusqu’au troisième étage, et s’est posté devant le bureau de Me Ould Aoudia. Lorsque celui-ci en est sorti vers 19 h 35, deux détonations ont retenti ; l’avocat s’est effondré. Le tireur s’est empressé de visser une casquette sur son crâne pour changer d’apparence, puis a regagné la rue et sauté dans la Peugeot 203 venue le chercher. Il n’y a eu aucun témoin.

Avec l’aval du pouvoir politique et de leurs supérieurs, les tueurs ont donc frappé sur le territoire métropolitain, au cœur de la capitale, contournant les consignes générales édictées pour ce type d’opérations. Le 26 mai, la Main rouge envoie même de nouvelles lettres anonymes aux sept autres membres du collectif. Numérotées de 2 à 8, elles ne portent que ces deux mots sinistres : « Toi aussi[39]. »

La Ve République est en guerre. Les services secrets n’ont plus de limites.

De Gaulle lui-même n’est pas à l’abri

Lorsque les généraux Challe, Salan, Jouhaud et Zeller tentent leur coup de force à Alger en avril 1961, le SDECE est divisé. Des membres du SA, dont nombre d’officiers du 11Choc, ne cachent pas leur sympathie pour les putschistes, puis pour l’Organisation armée secrète (OAS), fondée dans la clandestinité par les ultras de l’Algérie française pour mener le combat et éliminer le général de Gaulle, considéré comme le bradeur de l’empire. À l’opposé, une frange de soldats légitimistes soutient la politique algérienne du Général, prélude à l’indépendance. Entre les deux factions, le fossé se creuse.

Tandis que des tueurs du SDECE poursuivent les opérations Homo, d’autres rejoignent l’OAS, qui multiplie les attentats et les exécutions sommaires. Certains affiliés à l’organisation clandestine livrent la guerre aux barbouzes recrutés par le pouvoir pour la frapper. Le système mis en place par le SDECE s’emballe et devient incontrôlable. Des sicaires officient de tout côté. L’attentat à la photocopieuse piégée qui, le 29 janvier 1962, détruit la villa Andréa, à Alger, où se sont installés les barbouzes pro-gaullistes, est imputé aux équipes de l’OAS, aidées par certains exécuteurs du SDECE.

Raymond Muelle, quant à lui, est arrêté fin 1962 pour complot contre la sûreté de l’État. Il est soupçonné d’avoir voulu assassiner de Gaulle. « On me pensait dangereux, explique-t-il aujourd’hui. À juste titre, car je savais faire et j’étais spécialiste de ce type d’opérations. Mon intention était clairement de tuer de Gaulle, qui nous avait trahis. Grâce à un détonateur à distance, je devais faire exploser une boîte à lettres dans une gare au moment où de Gaulle accueillait des chefs d’État africains. Mais, comme j’ai été obligé de demander des renseignements à un ami de la Préfecture de police sur les horaires et l’itinéraire de De Gaulle, le secret a été éventé. Faute de preuves, je n’ai écopé que de deux ans de prison avec sursis. Partout ailleurs, il y a eu une épuration drastique des services[40]. »

Jugé peu sûr par le pouvoir gaulliste, le 11Choc est sur la sellette. Le lieutenant-colonel Decorse est écarté. Le colonel Pierre de Froment, qui succède au colonel Robert Roussillat à la tête du SA, se veut prudent. Fin 1963, il demande la dissolution officielle du 11Choc. Quelques-uns de ses cadres rejoignent le Centre national d’entraînement commando de Mont-Louis, tandis que d’autres sont mutés dans des unités militaires ou démissionnent de l’armée.

L’ère des tueurs lâchés à travers l’Europe est censée s’achever avec la fin de la guerre d’Algérie. Le secret doit désormais recouvrir d’un voile épais ces basses œuvres de la République qui ont fini par devenir trop gênantes, et qui ont même failli se retourner contre leur commanditaire.

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36

Voir Philippe Bernert, SDECE, Service 7, op. cit., p. 192 sq.

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37

Entretien avec l’auteur, 9 mai 2012.

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38

Voir le récit dans Raymond Muelle, La Guerre d’Algérie en France, 1954–1962, Presses de la Cité, 1994, p. 141–146.

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39

Voir les témoignages de Raymond Muelle et de Jacques Vergès dans le documentaire Histoire des services secrets français, de Jean Guisnel et David Korn-Brzoza, France 5, 2010.

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40

Entretien avec l’auteur, 9 mai 2012.