JEAN-FRANÇOIS PAROT
L’HOMME AU VENTRE DE PLOMB
Sur l’auteur
Jean-François Parot est diplomate et historien de formation. Pour écrire les aventures de Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet dans la France de Louis XV, il s’est appuyé sur sa solide connaissance du Paris du XVIIIe siècle. Le Crime de l’hôtel Saint-Florentin est le cinquième volume de cette série au succès sans cesse grandissant.
L’énigme des blancs-manteaux, n° 3260
L’homme au ventre de plomb, n° 3261
Le fantôme de la rue Royale, n° 3491
L’affaire Nicolas Le Floch, n° 3602
Le crime de l’hôtel Saint-Florentin, n° 3750
À Marcel Trémeau
Avertissement
À l’intention du lecteur qui aborderait pour la première fois le récit des aventures de Nicolas Le Floch, l’auteur rappelle que dans le premier tome, L’Énigme des Blancs-Manteaux, le héros, enfant trouvé élevé par le chanoine Le Floch à Guérande, est éloigné de sa Bretagne natale par la volonté de son parrain le marquis de Ranreuil, inquiet du penchant de sa tille Isabelle pour le jeune homme.
À Paris, il est d’abord accueilli au couvent des Carmes déchaux par le père Grégoire et se trouve bientôt placé par la recommandation du marquis sous l’autorité de M. de Sartine, lieutenant général de police de la capitale du royaume. À son côté, il apprend son métier et découvre les arcanes de la haute police. Après une année d’apprentissage, il est chargé d’une mission confidentielle. Elle le conduira à rendre un service signalé à Louis XV et à la marquise de Pompadour.
Aidé par son adjoint et mentor, l’inspecteur Bourdeau, et après bien des périls, il dénoue le fil d’une intrigue compliquée. Reçu par le roi, il est récompensé par un office de commissaire de police au Châtelet et demeure, sous l’autorité directe de M. de Sartine, l’homme des enquêtes extraordinaires.
LISTE DES PERSONNAGES
Nicolas Le Floch : commissaire de police au Châtelet
Pierre Bourdeau : inspecteur de police
M. de Saint-Florentin : ministre de la Maison du roi
M. de Sartine : lieutenant général de police
M. de La Borde : premier valet de chambre du roi
Aimé de Noblecourt : ancien procureur
Le vicomte Lionel de Ruissec : lieutenant aux gardes françaises
Le comte de Ruissec : ancien brigadier général, père du précédent
La comtesse de Ruissec : mère du vicomte
Le vidame de Ruissec : frère du vicomte
Lambert : valet du vicomte de Ruissec
Picard : majordome de l’hôtel de Ruissec
Armande de Sauveté : fiancée du vicomte
Mlle Bichelière : comédienne
Truche de La Chaux : garde du corps à Versailles
Père Mouillard : jésuite, ancien professeur de Nicolas à Vannes
Jean-Marie Le Peautre : fontenier
Jacques : valet muet du précédent
Guillaume Semacgus : chirurgien de marine
Catherine Gauss : cuisinière de M. de Noblecourt
Père Grégoire : apothicaire des Cannes déchaux
Charles Henri Sanson : bourreau
Le père Marie : huissier au Châtelet
Pelven : portier de la Comédie-Italienne
Rabouine : mouchard
La Paulet : tenancière de maison galante
Gaspard : garçon bleu
M. de La Vergne : secrétaire des maréchaux de France
M. Koegler : joaillier
I
SUICIDE
« Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes : on les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; on les note d’infamie ; ou confisque leurs biens. »
Le flot des voitures emplissait la rue Saint-Honoré. Nicolas Le Floch avançait avec précaution sur le pavé glissant. Au milieu du tonnerre des équipages, des cris des cochers et des hennissements des chevaux, un carrosse débouchant à grande allure faillit verser devant lui ; une roue retomba, et son fer fit jaillir une pluie d’étincelles. Non sans peine Nicolas traversa la tempête des flambeaux et des torches qu’agitait dans l’obscurité une foule de valets désireux d’éclairer au mieux leurs maîtres.
Combien de temps encore, songeait-il, tolérerait-on ces manifestations ostentatoires et dangereuses ? La cire coulait sur les habits et les coiffures ; perruques et cheveux étaient en péril de s’enflammer — les précédents étaient nombreux d’incidents funestes de ce genre. Le même désordre se reproduirait sur les marches de l’Opéra à la fin du spectacle, plus vif encore en raison de la hâte des puissants à rejoindre leurs hôtels.
Il s’en était ouvert à M. de Sartine et n’avait obtenu en réponse qu’une pirouette et une fin ironique de non-recevoir. Tout épris qu’il était du bien public et de l’ordre dans la capitale, le lieutenant général ne souhaitait pas se mettre à dos et la Cour et la ville en réglementant une commodité dont, à l’occasion, il usait lui-même.
Le jeune homme se fraya un chemin au milieu de la presse qui encombrait les degrés du grand escalier. Elle était plus dense encore dans le foyer exigu de ce monument construit jadis pour le cardinal de Richelieu et où Molière avait joué.
Nicolas éprouvait toujours le même plaisir à pénétrer dans le temple de la musique. Chacun se reconnaissait et se saluait. On s’enquérait de l’affiche et, en ce temps de guerre incertaine, les nouvelles, vraies ou fausses, étaient commentées avec passion.
Ce soir-là, les propos se partageaient équitablement autour de l’avis que les évêques de France devaient remettre au roi au sujet de la Société de Jésus[1], de la santé précaire de Mme de Pompadour et des exploits récents des généraux — notamment de ceux du prince de Caraman dont les dragons avaient, en septembre, repoussé les Prussiens au-delà de la Weser. On évoquait aussi une victoire du prince de Condé, mais la nouvelle n’avait pas été confirmée.
Tout ce monde éblouissant de satin piétinait la fange qui recouvrait le sol. Aussi le contraste entre le luxe des habits et la boue nauséabonde faite de débris de cire, de terre et de crottin — qui les souillait était-il déconcertant.
Pressé au milieu de cette foule, Nicolas ressentait le dégoût habituel qui assaillait ses narines face au mélange des effluves. L’odeur âcre du sol montait, se mêlant à celles des fards et aux parfums produits par les mauvaises chandelles, sans pour autant masquer les relents plus acides et pénétrants des corps malpropres.
Quelques femmes qui paraissaient sur le point de se trouver mal agitaient furieusement leur éventail ou respiraient les vapeurs revigorantes de petits flacons.