La voiture était la plus longue, la plus effilée qu’il ait jamais achetée ou louée. Elle avait huit places, et un énorme moteur rotatif tout à fait inefficace en actionnait les deux essieux arrière. Il avait rabattu le toit ouvrant formé de lamelles et, assis sur la banquette arrière, il se délectait de la morsure du froid sur son visage.
Sa boucle d’oreille-terminal émit un bip.
— Zakalwe ?
— Oui, Diziet ?
S’il s’exprimait à voix basse, il doutait que le chauffeur pût l’entendre par-dessus le rugissement du vent. Il abaissa tout de même le panneau qui les séparait.
— Bonjour. Bien, d’ici j’observe un léger décalage temporel, mais ce n’est pas trop gênant. Comment ça se passe ?
— Pour le moment, il ne se passe rien. Je m’appelle Staberinde et je mets de l’agitation. Je possède une compagnie aérienne et une compagnie de chemins de fer, qui portent toutes les deux mon nom ; il y a aussi la rue Staberinde et les magasins Staberinde, la Société de radiodiffusion locale Staberinde… et même un paquebot Staberinde. J’ai dépensé de l’argent comme on respire, établi en une semaine un empire commercial que la plupart des gens auraient mis toute une existence à bâtir, et je suis instantanément devenu l’individu le plus en vue de toute la planète, voire de tout l’Amas…
— D’accord, d’accord, mais Chéra…
— J’ai dû emprunter une entrée de service souterraine et sortir de l’hôtel via une annexe, ce matin ; la cour était bourrée de journalistes. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Je suis très surpris de constater que nous avons réellement semé la meute.
— D’accord, mais Chéra…
— Bon sang, je suis probablement en train de désamorcer la guerre tout seul rien qu’en agissant de manière aussi démentielle ; plutôt que de se battre, les gens préfèrent attendre de voir comment je vais gaspiller mon argent.
— Zakalwe, Zakalwe…, coupa Sma. Tout cela est très bien, parfait. Mais quel résultat comptes-tu obtenir ainsi ?
Il soupira et contempla les immeubles en ruine qui défilaient d’un côté de la voiture, juste sous le rebord du précipice.
— Je veux que le nom de Staberinde soit prononcé par tous les médias afin que même un reclus plongé dans l’étude de documents anciens puisse en entendre parler.
— … Et ?
— … Et alors, il y a une chose que nous avons faite pendant la guerre, Beychaé et moi ; un stratagème particulier auquel nous avions donné le nom de Stratégie Staberinde. Mais seulement entre nous. Strictement entre nous. Et l’expression n’avait de sens pour Beychaé que dans la mesure où je lui avais expliqué son… son origine. Quand ce mot parviendra à ses oreilles, il se demandera forcément ce qui se passe.
— L’idée me paraît formidable sur le plan théorique, Chéradénine, mais dans la pratique ça n’a pas encore marché, n’est-ce pas ?
— Non. (Il soupira à nouveau, puis fronça les sourcils.) Il a accès aux médias là où il se trouve, j’espère ? Vous êtes sûrs qu’il n’est pas purement et simplement prisonnier ?
— Il peut se connecter au réseau, mais pas directement. Ils sont protégés par un filtrage, une censure électronique ; même nous, nous ne pouvons pas savoir exactement ce qui se passe derrière. Mais non, nous sommes certains qu’il n’est pas prisonnier.
Zakalwe réfléchit un instant.
— Comment se présente le conflit à venir ?
— Ma foi, la guerre généralisée semble difficile à éviter, mais le délai probable a été prolongé de deux jours environ, ce qui nous donne huit à dix jours après l’intervention d’un facteur déclenchant crédible. Donc, jusqu’ici et en faisant preuve d’optimisme, ça ne va pas trop mal.
— Hmm. (Il se frotta le menton en regardant passer les eaux gelées d’un aqueduc, à cinquante mètres en contrebas de l’autoroute.) Quoi qu’il en soit, reprit-il, je me dirige actuellement vers l’université ; petit déjeuner avec le Doyen. Je suis en train de mettre sur pied une bourse d’étude et une bourse d’enseignement Staberinde, sans compter la… chaire Staberinde, ajouta-t-il en grimaçant[6]. Voire l’Institut Staberinde. Peut-être devrais-je aussi lui toucher un mot de ces tablettes de cire si prodigieusement importantes.
— Oui, bonne idée, répondit Sma après une courte pause.
— Entendu. Je suppose qu’elles n’ont aucun rapport avec les recherches où Beychaé a été fourrer son nez ?
— Non, mais elles seraient certainement conservées là où il travaille ; donc, si tu demandais à inspecter les mesures de sécurité en vigueur dans ce sous-sol, ou simplement à voir l’endroit où elles seront entreposées, on ne pourrait pas te le refuser.
— Très bien. Je lui parlerai donc de ces tablettes.
— Assure-toi d’abord qu’il n’est pas cardiaque.
— Ne t’en fais pas, Diziet.
— Encore une chose. Ce couple sur lequel tu nous as demandé des renseignements, ces deux individus qui sont venus à ton carnaval…
— Eh bien ?
— Ils font partie de la Gouvernance – c’est le terme employé ici pour désigner les actionnaires majoritaires qui dictent leur conduite aux chefs d’entreprise et…
— Oui, Diziet, je me souviens du mot.
— Eh bien, ces deux-là représentent Solotol et on leur obéit au doigt et à l’œil ; les cadres dirigeants respecteront certainement leurs instructions à la lettre en ce qui concerne Beychaé, ce qui signifie que le gouvernement officiel en fera autant. Naturellement, ils sont aussi bien au-dessus de la loi. Ne te les mets pas à dos, Chéradénine.
— Moi ? fit-il innocemment en souriant dans le vent froid et sec.
— Oui, toi. C’est tout, de notre côté. Je te souhaite un bon petit déjeuner.
— Salut, répondit-il.
La ville glissait derrière la vitre ; les pneus de la voiture crissaient et hurlaient sur le sombre revêtement de l’autoroute. Il alluma le chauffage au sol.
Ils se trouvaient sur un tronçon peu fréquenté de la route, taillée à même la falaise. Le chauffeur ralentit en apercevant devant lui un panneau de signalisation et des lumières clignotantes, puis faillit faire un tête-à-queue en arrivant sur le panneau de déviation et les balises d’urgence qui détournaient la circulation vers une bretelle puis un long couloir profondément encaissé entre deux vertigineuses parois de béton.
Ils arrivèrent au pied d’une côte abrupte en haut de laquelle on n’apercevait que le ciel ; les lignes rouges indiquant la déviation pointaient vers son sommet. Le chauffeur ralentit puis, haussant les épaules, appuya à fond sur l’accélérateur. Le nez de la grosse voiture se leva pour épouser la colline de bitume, leur cachant le versant opposé.
Lorsqu’il vit ce qui se trouvait de l’autre côté, l’homme poussa un cri d’effroi et tenta de braquer tout en freinant. La voiture plongea vers l’avant, déboucha sur la glace et amorça sa glissade.
Zakalwe avait été secoué par le brusque virage qu’avait pris son chauffeur, et fâché que la vue lui soit dérobée. Il se retourna vers l’homme en se demandant ce qui pouvait bien se passer.