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Dans le pays, on l’appelait le mont des Aires. Ceci parce qu’il s’agissait d’un mont désert et non parce qu’il abritait beaucoup d’aigles. Ce qui était néanmoins source d’une certaine méprise lucrative ; des chasseurs débarquaient souvent d’un pas gaillard dans le village le plus proche, armés d’arbalètes solides, de pièges et de filets, et réclamaient avec morgue des éclaireurs indigènes pour les conduire jusqu’aux rapaces. Comme tout le monde dans le pays profitait bien de l’aubaine, entre autres grâce à la vente de guides touristiques, de pendules d’ornement au coucou remplacé par un aigle, de cannes à tête d’aigle et de gâteaux cuits en forme d’aigle, personne ne trouvait le temps, curieusement, de rectifier l’orthographe[4].

La montagne était aussi déserte et dépouillée que possible.

La plupart des arbres renonçaient à pousser à mi-chemin du sommet, et seuls quelques pins opiniâtres rappelaient les deux ou trois mèches pathétiques que se peigne en travers du crâne le chauve qui assume mal sa calvitie.

Un lieu de réunion idéal pour des sorcières.

Cette nuit-là, un feu brillait tout au sommet du mont dégarni. Des formes sombres bougeaient dans la lumière tremblotante. La lune planait à travers des dentelles de nuages. Finalement, une grande silhouette en chapeau pointu lança : « Tu veux dire que tout l’monde a apporté de la salade de pommes de terre ? »

Une sorcière des montagnes du Bélier n’assistait pas au sabbat. Les sorcières aiment passer la nuit dehors comme tout un chacun, mais l’intéressée avait cette fois-là un rendez-vous plus urgent. Et pas du genre qu’on remet facilement à plus tard.

Desiderata Lacreuse rédigeait son testament.

Quand Desiderata Lacreuse était petite, sa grand-mère lui avait donné quatre conseils importants afin de guider ses jeunes pas sur la route inopinément tortueuse de la vie.

À savoir :

Ne jamais se fier à un chien aux sourcils orange ;

Toujours demander le nom et l’adresse du jeune homme ;

Ne jamais se placer entre deux miroirs ;

Et toujours porter des sous-vêtements parfaitement propres parce qu’on ne sait jamais quand on va se faire renverser et tuer par un cheval au galop, et qu’à se montrer aux gens en sous-vêtements douteux, on risque de mourir de honte.

Puis Desiderata avait grandi et était devenue sorcière. Et, entre autres petits avantages que donne le statut de sorcière, on sait exactement quand on va mourir et on peut porter les sous-vêtements qu’on veut[5].

Ça s’était passé quatre-vingts ans plus tôt, quand l’idée de connaître la date de sa mort avait paru séduisante, parce qu’on sait évidemment au fond de soi qu’on va vivre éternellement.

C’était hier.

Et c’était aujourd’hui.

L’éternité n’avait pas l’air de durer aussi longtemps ces dernières années qu’autrefois.

Une autre bûche se désagrégea en cendres dans la cheminée. Desiderata n’avait pas pris la peine de commander davantage de bois pour l’hiver. Elle n’en voyait pas vraiment l’utilité.

Et puis, bien sûr, il y avait cette autre chose…

Elle l’avait soigneusement emballée dans un paquet long et étroit. Elle plia la lettre puis y inscrivit l’adresse avant de la pousser sous la ficelle. Et voilà.

Elle leva les yeux. Desiderata était aveugle depuis trente ans, mais ça ne lui avait pas posé de problème. Elle avait toujours joui, si l’on peut dire, du don de double vue. Dans de tels cas, lorsque les yeux naturels cessent de fonctionner, il suffit de s’entraîner pour voir dans le présent, ce qui est d’ailleurs plus facile que voir dans l’avenir. Et comme les yeux surnaturels ne dépendent pas de la lumière, on fait des économies de bougies.

Il y avait un miroir au mur devant elle.

Le visage qu’il renvoyait n’était pas le sien, rond et rose.

C’était le visage d’une femme habituée à donner des ordres. Desiderata n’était pas du genre à donner des ordres. Plutôt l’inverse, pour tout dire.

« Tu meurs, Desiderata, déclara la femme.

— Ben oui.

— Tu as vieilli. Comme toutes celles de ton espèce. Ton pouvoir a presque disparu.

— C’est certain, Lilith, reconnut Desiderata d’une voix douce.

— Il la protège donc de moins en moins.

— En ai peur.

— Ne reste donc plus que la méchante femme du marais et moi. Et je vais gagner.

— C’est ce qu’on dirait, j’en ai peur.

— Tu aurais dû trouver quelqu’un pour te succéder.

— Jamais eu le temps. J’suis pas du genre à faire des projets, vous savez. »

Le visage dans la glace se rapprocha, comme si la silhouette s’était avancée plus près de son côté du miroir.

« Tu as perdu, Desiderata Lacreuse.

— C’est comme ça. » Desiderata se leva sur des jambes mal assurées et ramassa un chiffon.

La silhouette paraissait de plus en plus en colère. Elle se disait visiblement que les perdants devaient prendre l’air abattu et non celui d’avoir fait une bonne blague aux dépens des vainqueurs.

« Tu ne saisis pas ce que ça veut dire, perdre ?

— Certaines personnes le font bien comprendre, dit Desiderata. Au revoir, m’dame. » Elle accrocha le chiffon sur le miroir.

Il y eut une inspiration rageuse, puis le silence.

Desiderata resta immobile, comme perdue dans ses pensées.

Puis elle redressa la tête. « La bouilloire est sur le feu, dit-elle. Vous voulez une tasse de thé ?

— NON, MERCI, répondit une voix juste dans son dos.

— Depuis quand vous attendez ?

— DEPUIS TOUJOURS.

— Je ne vous retarde pas, dites ?

— C’EST UNE NUIT CALME.

— Je fais une tasse de thé. Je crois qu’il reste un biscuit.

— NON, MERCI.

— Si vous avez un petit creux, c’est dans le pot sur la cheminée. C’est de la vraie poterie klatchienne, vous savez. Faite par un vrai artisan klatchien. De Klatch, ajouta-t-elle.

— VRAIMENT ?

— Je voyageais beaucoup quand j’étais jeune.

— AH OUI ?

— Le bon temps. » Desiderata tisonna le feu. « C’était pour mon travail, vous voyez. Evidemment, je pense que c’est pareil pour vous.

— OUI.

— Je ne savais jamais quand on allait m’appeler. Bien sûr, vous connaissez ça aussi, sûrement. Dans des cuisines, surtout. Presque tout le temps des cuisines, j’ai l’impression. Des fois des bals, mais le plus souvent des cuisines. » Elle saisit la bouilloire et versa l’eau frémissante dans la théière sur le foyer.

« TIENS.

— J’exauçais leurs vœux. »

La Mort parut étonné[6].

« QUOI ? VOUS VOULEZ DIRE… COMME DES PLACARDS INTÉGRÉS ? DE NOUVEAUX ÉVIERS ? CE GENRE DE CHOSES ?

— Non, non. Je parle des gens ! » Desiderata soupira. « C’est une grosse responsabilité, être marraine fée. Faut savoir quand s’arrêter, j’veux dire. Les gens qui ont leurs vœux souvent exaucés ne se révèlent pas très agréables. Alors est-ce qu’il faut leur donner ce qu’ils veulent ou ce dont ils ont besoin ? »

La Mort hocha poliment la tête. De son point de vue, les gens avaient ce qu’on leur donnait.

« Comme cette histoire de Genua… » commença Desiderata.

La Mort lui lança un regard inquisiteur.

« GENUA ?

— Vous connaissez ? Oui, évidemment, vous connaissez.

— JE… JE SUIS ALLÉ PARTOUT, BIEN ENTENDU. »

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4

Les fautes d’orthographe peuvent s’avérer mortelles. Par exemple, le cupide Sériph d’Al-Ybi écopa une fois de la malédiction d’une divinité sans grande instruction, et pendant quelques jours tout ce qu’il toucha se transforma en Nore, précisément le nom d’un petit nain d’une communauté montagnarde à des centaines de kilomètres de là, lequel nain se trouva transporté par magie au royaume et implacablement reproduit. Quelque deux mille Nore plus tard, la malédiction disparut. Aujourd’hui, les habitants d’Al-Ybi ont une réputation de petite taille et de mauvaise humeur peu communes.

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5

Ce qui explique bien des choses au sujet des sorcières.

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6

Pour les lecteurs étourdis qui l’auraient oublié, la Mort est de sexe masculin. (NdT)