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En fait, c’était l’aube à Genua. Lilith, assise dans sa tour, se servait d’un miroir pour envoyer son image parcourir le monde. Elle cherchait.

Il suffisait d’un scintillement sur la crête d’une vague, d’une plaque de glace, d’un miroir ou d’un reflet, et Lilith savait qu’elle pouvait voir partout. Pas besoin d’un miroir magique. N’importe quel miroir faisait l’affaire quand on savait s’y prendre. Et Lilith, qui crépitait de la puissance d’un million d’images, savait parfaitement s’y prendre.

Un doute la tenaillait pourtant. Desiderata s’était sûrement débarrassée de l’objet. C’était bien son genre. Consciencieuse. Elle l’avait sûrement transmis à cette jeune idiote aux yeux larmoyants qui passait de temps en temps à la chaumière, celle aux bijoux de pacotille et aux vêtements de mauvais goût. Elle avait exactement le profil.

Mais Lilith voulait des certitudes. Elle n’était pas arrivée à la position qu’elle occupait sans certitudes.

Dans les flaques et les fenêtres de tout Lancre, le visage de Lilith apparut fugitivement avant d’aller voir plus loin…

C’était maintenant l’aube au royaume de Lancre. Les brumes d’automne se faufilaient dans la forêt.

Mémé Ciredutemps ouvrit d’une poussée la porte de la chaumière. Elle n’était pas fermée à clé. Le seul visiteur qu’avait attendu Desiderata n’était pas du genre à se laisser démonter par des serrures.

« Elle s’est fait enterrer derrière », fit une voix dans le dos de la sorcière. Celle de Nounou Ogg.

Mémé réfléchit à une riposte. Faire remarquer que Nounou était passée plus tôt exprès pour fouiller la chaumière toute seule susciterait des questions sur sa propre présence. Elle trouverait sûrement des réponses, avec un peu de temps. Tout bien pesé, il valait sans doute mieux laisser courir.

« Ah, fit-elle en hochant la tête. Toujours aussi ordonnée, Desiderata.

— Ben, c’est son travail qui voulait ça, dit Nounou Ogg qui bouscula sa collègue pour passer et inventorier l’intérieur de la chaumière d’un œil curieux. Faut pouvoir garder des traces de tout, dans son boulot. Bon d’là, c’est un sacré gros chat.

— C’est un lion, rectifia Mémé Ciredutemps au vu de la tête empaillée au-dessus de la cheminée.

— Comme tu veux, mais l’a dû rentrer dans le mur à une foutue vitesse.

— On l’a tué, dit Mémé Ciredutemps en inspectant les lieux.

— M’étonne pas, fit Nounou. Si j’avais vu un bestiau pareil bouffer le mur et passer à travers, j’y aurais sûrement tapé dessus à coups de tisonnier. »

Une chaumière typique de sorcière, ça n’existe évidemment pas, mais s’il existe une chaumière non typique de sorcière, alors c’était sûrement ça. En dehors des diverses têtes animales aux yeux vitreux, les murs étaient couverts d’étagères de livres et d’aquarelles. Une lance se dressait dans un porte-parapluies. Sur le buffet, des pots de cuivre et de belles porcelaines bleues d’origine visiblement étrangère remplaçaient les habituelles faïences et céramiques. On n’apercevait nulle part la moindre herbe séchée mais des tas et des tas de livres, pour la plupart remplis de l’écriture fine et soignée de Desiderata. Une table entière disparaissait sous ce qui devait être des cartes méticuleusement dessinées.

Mémé Ciredutemps n’aimait pas les cartes. Elle sentait d’instinct qu’elles minimisaient le pays.

« Sûr qu’elle a dû se balader un peu, fit Nounou Ogg qui prit un éventail d’ivoire sculpté et se trémoussa en prenant des poses de pin up[8].

— Ben, pour elle c’était facile », répliqua Mémé en ouvrant quelques tiroirs. Elle passa les doigts sur la cheminée et les considéra d’un œil critique.

« Elle aurait pu trouver le temps de donner un coup de chif-fon, reprit-elle distraitement. Moi, j’aimerais pas mourir et laisser ma maison dans un état pareil.

— Je me demande où elle a mis… tu sais… son bidule ? fit Nounou en ouvrant la porte de la grande horloge pour jeter un coup d’oeil à l’intérieur.

— Tu devrais avoir honte, Gytha Ogg, dit Mémé. On est pas là pour chercher ça.

— Bien sûr que non. Je faisais que me demander… » Nounou Ogg essaya discrètement de se dresser sur la pointe des pieds afin de voir au-dessus du buffet.

« Gytha ! T’as pas honte ! Va nous faire une tasse de thé !

— Oh, d’accord. »

Nounou Ogg disparut en marmonnant dans l’arrière-cuisine. Au bout de quelques secondes grinça un levier de pompe.

Mémé Ciredutemps se glissa vers un fauteuil et passa rapidement la main sous le coussin.

Un fracas lui parvint de la pièce voisine. Elle se redressa en vitesse.

« À mon avis, l’est pas sous l’évier non plus », cria-t-elle.

La réponse de Nounou fut inaudible.

Mémé attendit un moment, puis se faufila bien vite vers la grande cheminée. Elle se baissa, y enfila le bras et tâta prudemment de gauche et de droite.

« Tu cherches quelque chose, Esmé ? demanda Nounou Ogg derrière elle.

— Y a d’la suie là-dedans, c’est affreux, dit Mémé en se redressant aussitôt. Affreux, la suie.

— L’est pas là-dedans, alors ? fit Nounou d’une voix douce.

— Sais pas de quoi tu causes.

— Fais pas semblant. Tout le monde sait qu’elle en avait forcément une, dit Nounou Ogg. Ça fait partie du boulot. C’est même le boulot, pratiquement.

— Ben… peut-être que je voulais juste la regarder, reconnut Mémé. La tenir un moment. Pas m’en servir. On me prendra jamais à me servir d’un de ces machins. Je l’ai vue qu’une ou deux fois. On en voit plus beaucoup dans le coin de nos jours. »

Nounou Ogg opina.

« On trouve plus le bois, dit-elle.

— Tu crois pas qu’elle s’est fait enterrer avec, dis ?

— Non, j’crois pas. Moi, je voudrais pas me faire enterrer avec. Un truc pareil, c’est de la responsabilité. N’importe comment, ça resterait pas enterré. Ces choses-là, ça veut qu’on s’en serve. Elle arrêterait pas de cogner partout dans le cercueil. C’est du tracas, tu sais bien. »

Elle se détendit un peu. « Je m’occupe des affaires pour le thé, reprit-elle. Toi, t’allumes le feu. »

Elle regagna tranquillement l’arrière-cuisine.

Mémé Ciredutemps tendit la main vers la tablette de cheminée pour prendre des allumettes et comprit alors qu’elle n’en trouverait pas. Desiderata disait toujours qu’elle avait beaucoup trop à faire pour ne pas se servir de la magie chez elle. Même sa lessive se faisait toute seule.

Mémé désapprouvait la magie pour des besoins domestiques, mais elle était contrariée. Elle aussi voulait son thé.

Elle jeta deux bûches dans l’âtre et les fusilla du regard jusqu’à ce qu’elles s’embrasent toutes seules, l’air gênées.

C’est alors que son œil tomba sur le miroir recouvert du chiffon.

« Elle l’a masqué ? murmura-t-elle. J’savais pas que la vieille Desiderata avait peur des orages. »

Elle écarta le chiffon d’un coup sec.

Elle fixa le miroir.

Peu de gens au monde avaient autant de maîtrise de soi que Mémé Ciredutemps. Une maîtrise aussi rigide qu’une barre de fonte. Et tout aussi souple.

Elle mit le miroir en miettes.

Lilith se redressa comme un piquet dans sa tour de miroirs.

Elle ?

Le visage était différent, évidemment. Plus âgé. Ça remontait à longtemps. Mais les yeux ne changent pas, et les sorcières regardent toujours les yeux.

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8

Nounou Ogg ignorait ce qu’était une pin up, mais elle aurait sans doute pu avancer une hypothèse.