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Elle !

Magrat Goussedail, sorcière, se tenait elle aussi devant un miroir. Dans son cas, il n’avait rien de magique. Il était aussi toujours entier, mais il l’avait échappé belle en une ou deux occasions.

Elle se renfrogna devant son reflet puis consulta la petite brochure aux estampes bon marché arrivée la veille.

Elle articula quelques mots à voix basse, se redressa, tendit les mains devant elle, boxa énergiquement dans le vide et fit : « HAAAAiiiiieeeeeeehgh ! Hum. »

Magrat était la première à reconnaître qu’elle avait l’esprit ouvert. Aussi ouvert que le ciel, ouvert à tous les vents. Aucun esprit ne pouvait être plus ouvert sans matériel chirurgical adéquat. Et elle attendait toujours que quelque chose le remplisse.

Ce qui le remplissait pour l’instant, c’était la recherche d’une paix intérieure, d’une harmonie cosmique et de la véritable essence de l’Être.

Quand on dit « Une idée m’est venue », il ne s’agit pas seulement d’une métaphore. Des inspirations à l’état brut, de toutes petites particules de pensée indépendante, tombent sans arrêt du cosmos comme de la neige fondue. Elles sont aspirées dans des têtes comme celle de Magrat à la façon de l’eau qui s’écoule dans un trou du désert.

Tout ça, c’était à cause de sa mère dont l’orthographe laissait à désirer, estimait-elle. Une mère prévenante aurait épelé « Margaret » correctement. On l’aurait alors appelée Marge ou Maggie – de bons gros noms robustes, fiables. On n’allait pas loin avec un nom comme Magrat. Ça évoquait des démangeaisons ou de la viande de canard.

Elle envisageait d’en changer, mais elle savait en son for intérieur que ça ne marcherait pas. Même si elle devenait une Chloé ou une Isabelle en surface, elle resterait une Magrat par-dessous. Mais ce serait chouette d’essayer. Ce serait chouette de ne plus être Magrat, même quelques heures.

Ce sont des pensées pareilles qui poussent les gens à se retrouver eux-mêmes. Et l’une des premières choses qu’avait apprises Magrat, c’est qu’il valait mieux, quand on s’était retrouvé soi-même, éviter d’en informer Mémé Ciredutemps pour qui l’émancipation féminine, c’était des doléances dont il ne fallait pas discuter devant les hommes.

Nounou Ogg était mieux disposée, mais elle avait tendance à dire ce que Magrat appelait des phrases à double-essence, même si dans le cas de Nounou il s’agissait plus souvent de phrases à sens unique et fières de l’être.

Bref, Magrat désespérait d’apprendre quoi que ce soit de ses aînées et jetait ses filets plus loin. Au diable vauvert. Au diable vacheverte, même.

C’est l’originalité des amateurs de sagesse : où qu’ils se trouvent, ils cherchent toujours la plus éloignée. La sagesse est une de ces curiosités dont l’importance semble s’accroître avec la distance[9].

Pour l’heure, Magrat trouvait sa voie sur le Sentier du scorpion, lequel offrait l’harmonie cosmique, l’unité intérieure et la possibilité d’expulser d’un coup de poing les reins d’un agresseur par ses oreilles. Elle s’était fait envoyer le manuel.

Il y avait des problèmes. L’auteur, le grand maître Lobsang Planteur, avait son adresse à Ankh-Morpork. On imaginait mal le siège d’une sagesse cosmique dans une ville pareille. Des notes nombreuses rappelaient qu’on ne devait pas se servir de sa Méthode à des fins agressives – seulement pour atteindre la sagesse cosmique –, mais écrites en tout petits caractères entre des dessins enflammés de gens qui se tapaient dessus à coups de fléau en criant « Hai ! » Plus tard on apprenait à casser des briques en deux à la main, à marcher sur des charbons ardents et autres spécialités cosmiques.

Magrat trouvait que Ninja faisait un joli nom pour une fille.

Elle se refit face dans le miroir.

On frappa à la porte. Magrat alla ouvrir.

« Hai ? » fit-elle.

Hurecaire le braconnier recula d’un pas. Il était déjà bien secoué. Un loup enragé l’avait poursuivi un bout de chemin dans la forêt.

« Hum », fit-il. Il se pencha en avant, à présent moins choqué qu’inquiet. « Vous vous êtes cogné la tête, mademoiselle ? »

Elle le regarda avec étonnement. Puis elle comprit. Elle leva les mains et ôta le bandeau orné d’un motif de chrysanthème sans lequel il est presque impossible de chercher correctement la sagesse cosmique en tordant les coudes d’un adversaire à trois cent soixante degrés.

« Non, répondit-elle. Qu’est-ce que vous voulez ?

— J’ai un paquet pour vous », annonça-t-il en le présentant.

L’objet, très mince, faisait une bonne soixantaine de centimètres de long.

« Y a un mot », signala obligeamment Hurecaire. Il passa derrière elle en traînant les pieds tandis qu’elle le dépliait et tenta de lire par-dessus son épaule.

« C’est personnel, protesta Magrat.

— Ah bon ? voulut bien reconnaître Hurecaire.

— Oui !

— On m’a dit que vous m’donneriez la pièce pour la livraison », dit le braconnier. Magrat en trouva une dans sa bourse.

« L’argent forge les chaînes qui entravent les classes laborieuses », le prévint-elle en lui tendant le sou. Hurecaire, qui n’avait jamais de sa vie pensé appartenir à aucune classe laborieuse mais était prêt à écouter quasiment n’importe quel charabia en échange d’un sou, opina d’un air innocent.

« Et j’espère que ça va s’arranger pour votre tête, mademoiselle », dit-il.

Une fois seule dans sa cuisine-dojo, Magrat déballa le paquet. Il contenait une baguette blanche effilée.

Elle relut le mot. Il disait : Je n’ai jamais eu le tant de formé une remplassante, alors c’est toi qui devra le faire. Tu dois allé dans la vile de Genua. Je l’aurais fait moi-même, seulement je ne peu pas pour la bonne raizon que je suie morte. Illon Saturday ne doit PAS marié le prinse. P.-S. C’est importent.

Elle regarda son reflet dans le miroir.

Elle rabaissa les yeux sur le mot.

P.-S.-P.-S. Dis aux deux autres vieilles qu’elles ne doive pas y allé aveque toi, elles bouzilleraient tout.

Ce n’était pas fini.

P.-S.-P.-S.-P.-S. Elle a tandanse à se recalé sur les sitrouilles mais tu atrapera le cou en un rien de tant.

Magrat regarda encore le miroir. Puis baissa les yeux sur la baguette.

En l’espace d’une seconde, la vie, simple jusque-là, s’annonce brusquement pleine de complications à perte de vue.

« Oh, mince, fit-elle. Je suis une marraine fée ! »

Mémé Ciredutemps, immobile, contemplait toujours les fragments étoilés du miroir lorsque Nounou Ogg arriva en courant.

« Esmé Ciredutemps, qu’est-ce que t’as fait ? Ça porte la poisse, ça… Esmé ?

— Elle ? Elle ?

— Ça va ? »

Mémé Ciredutemps plissa un instant les yeux puis secoua la tête comme pour en chasser une pensée inconcevable.

« Quoi ?

— T’es devenue toute pâle. T’ai encore jamais vue aussi pâle. »

Mémé retira lentement un bout de verre de son chapeau.

« Ben… ça m’a fait un coup, la glace qui s’est cassée comme ça… » marmonna-t-elle.

Nounou regarda la main de Mémé Ciredutemps. Elle saignait. Puis elle lui regarda la figure et se dit qu’elle n’admettrait jamais lui avoir regardé la main.

« C’est peut-être un signe, dit-elle en prenant au hasard un sujet moins risqué. Quand quelqu’un meurt, ce genre de chose arrive. Des tableaux qui se décrochent des murs, des pendules qui s’arrêtent… de grandes armoires qui tombent dans les escaliers… ce genre de trucs.

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9

D’où la Voie de madame Cosmopilite, par exemple, très populaire chez les jeunes qui habitent les vallées cachées au-dessus de la limite des neiges éternelles des hautes montagnes du Bélier. Dédaignant les paroles de leurs aînés vêtus de jaune safran et agitateurs de moulins à prières, ils entreprennent parfois le long voyage jusqu’au n°3 de la rue de Quirm, dans la plate et brumeuse Ankh-Morpork, afin de chercher la sagesse aux pieds de madame Marietta Cosmopilite, une couturière. Nul ne connaît la raison qui les y pousse en dehors de l’attrait ci-dessus mentionné pour la sagesse lointaine, vu qu’ils ne comprennent pas un traître mot de ce qu’elle leur raconte ou, plus exactement, de ce qu’elle leur crie. Plus d’un jeune moine regagne son repaire de montagne afin de méditer sur l’étrange mantra dont on l’a gratifié, comme «Fous le camp, toi!» et «Si j’en prends encore un à me reluquer, bande de petits salopiauds orange, il va la recevoir, ma main, compris?» et «Qu’est-ce que vous avez tous, espèces de cons, à venir me regarder les pieds?» Ils ont même, à partir de leurs expériences, mis au point une technique spéciale d’arts martiaux qui consiste à lancer des cris incompréhensibles à l’adversaire puis à lui taper dessus à coups de balai.