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— Roland ! Suzie ! les héla Eddie. Venez voir par ici !

Susannah commença à faire rouler son fauteuil en direction d’Eddie, puis Roland — après un dernier coup d’œil au feu de camp — s’empara des poignées et la poussa.

— Voir quoi ? demanda Susannah.

Eddie montrait quelque chose du doigt. Tout d’abord, Susannah ne discerna rien, bien que l’autoroute demeurât parfaitement visible, même au-delà du point où la tramée se refermait autour d’elle, à cinq kilomètres de là. Puis… oui, il lui sembla distinguer vaguement quelque chose. Une forme quelconque, à l’extrême limite de son champ visuel. Si ce n’était pas un tour du jour qui tombait…

— C’est pas un immeuble ? demanda Jake. Sapristi ! On dirait qu’on l’a construit en plein milieu de la route !

— Qu’est-ce que c’est, Roland ? fit Eddie. Toi, qui as les meilleurs yeux de la Création.

Le Pistolero demeura silencieux un moment, se contentant d’observer en amont du terre-plein central, ses pouces passés dans son ceinturon.

— On y verra plus clair, une fois plus près, fut sa conclusion.

— Oh, ça va ! s’exclama Eddie. Nom de Dieu ! Tu sais ce que c’est ou pas ?

— On y verra plus clair, une fois plus près, répéta le Pistolero.

… ce qui était tout sauf une réponse. Il refranchit sans se presser les voies est pour aller vérifier le feu de camp, faisant claquer les talons de ses bottes sur l’asphalte. Susannah échangea un regard avec Eddie et Jake. Puis haussa les épaules. Ils les haussèrent en retour… Jake éclata soudain d’un rire sonore. D’habitude, songea Susannah, le gosse se comportait plus comme un ado de dix-huit ans que comme un gamin de onze, mais ce fou rire avait neuf, dix ans d’âge. Ce qui ne la dérangeait pas du tout.

Elle baissa les yeux vers Ote, qui les regardait sérieux comme un pape, tentant en vain d’imiter un haussement d’épaules de l’échine.

8

Ils mangèrent les friandises roulées dans une feuille qu’Eddie surnommait les burritos du pistolero. Ils se rapprochèrent du feu auquel ils rajoutèrent du bois au fur et à mesure que l’obscurité venait. Quelque part au sud, un oiseau poussa son cri — le son le plus solitaire qu’il ait entendu de sa vie, estima Eddie. Nul d’entre eux ne parlait beaucoup et il lui traversa l’esprit qu’à ce moment de la journée ils le faisaient rarement. Comme si l’heure où la terre escamotait le jour pour la nuit était particulière, comme si elle les coupait de cette puissante camaraderie que Roland appelait le ka-tet.

Jake nourrissait Ote de miettes de viande de daim séchée de son dernier burrito ; Susannah, installée sur son sac de couchage, jambes croisées sous son cache-poussière, contemplait rêveusement le feu ; Roland, arc-bouté sur les coudes, regardait, lui, vers le ciel où les nuages se fondaient loin des étoiles. Levant la tête à son tour, Eddie s’aperçut que le Vieil Astre et la Vieille Mère avaient disparu, remplacés par l’étoile Polaire et la Grande Ourse. Ce n’était peut-être pas là son monde — les voitures Takuro, les Kansas City Monarchs, la chaîne de fast-foods Boing Boing Burgers l’attestaient —, mais Eddie trouvait qu’il ressemblait au sien de trop près pour conserver sa tranquillité d’esprit. Peut-être, songea-t-il, est-ce tout bonnement le monde de la porte d’à côté.

L’oiseau poussa à nouveau son cri au loin et le tira de sa torpeur. Il regarda Roland.

— Tu devais nous raconter quelque chose, fit-il. Une histoire super excitante de ta folle jeunesse, je crois. À propos d’une certaine… Susan, c’était bien son nom ?

Le Pistolero continua de contempler le ciel un petit moment — à présent, c’était au tour de Roland de se laisser aller à la dérive parmi les constellations, comprit Eddie — avant de reporter son regard sur ses amis. Il eut l’air étrangement penaud, bizarrement mal à l’aise.

— Vous m’accuseriez de vous gruger, fit-il, si je vous demandais encore un jour pour repenser à toutes ces choses ? Ou peut-être est-ce d’une nuit que j’ai besoin, pour y rêver. Ce sont des choses si anciennes, des choses mortes, peut-être que je…

Il leva la main en un geste éperdu.

— Certaines choses ne reposent pas en paix, même quand elles sont mortes. Leurs ossements crient dans la terre.

— Ce sont des fantômes, dit Jake, et Eddie vit passer dans ses yeux l’ombre de la terreur qu’il avait dû éprouver dans la maison de Dutch Hill. Celle qu’avait dû lui inspirer le Gardien en se détachant du mur pour tenter de s’emparer de lui.

— Parfois, y a des fantômes, répéta-t-il. Et parfois, ils jouent aux revenants.

— Oui, tu as raison, confirma Roland.

— Peut-être qu’il vaut mieux pas broyer du noir, dit Susannah. Y a des fois, surtout quand on sait qu’un truc va être duraille, vaut mieux enfourcher son cheval et partir au galop.

Roland rumina ce qu’elle venait de dire, puis leva les yeux vers elle.

— Demain soir, autour du feu, je vous parlerai de Susan. Je vous le promets au nom de mon père.

— On est obligés de t’écouter ? demanda Eddie tout à trac.

Il fut quasiment ahuri de s’entendre formuler cette question ; personne n’était plus curieux de connaître le passé du Pistolero que lui.

— Je veux dire, si ça t’est vraiment douloureux, Roland… si ça te fait mal un max… peut-être que…

— Je ne suis pas sûr qu’il faut que vous m’écoutiez, mais je crois que, moi, j’ai besoin d’en parler. Notre avenir, c’est la Tour, et pour m’y rendre en y mettant tout mon cœur, je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour tracer une croix sur mon passé. Il m’est impossible de vous le narrer dans son intégralité — dans mon monde, même le passé change, il se réarrange selon de nombreuses et vitales façons —, mais cette histoire-là tiendra lieu de tout le reste.

— C’est un western ? demanda Jake soudain.

Roland le regarda, perplexe.

— Je ne saisis pas bien ce que tu veux dire, Jake. Gilead est une Baronnie du Monde Occidental, et Mejis aussi, mais…

— Ce sera un western, affirma Eddie. Toutes les histoires de Roland sont des westerns, au fond[5].

Il s’étendit, remontant la couverture sous son menton. Provenant à la fois de l’est et de l’ouest, il entendait faiblement le zonzon de la tramée. Il chercha dans ses poches les cartouches que Roland lui avait données et fut satisfait de les sentir sous ses doigts. Il estima qu’il pouvait dormir sans, cette nuit-là, mais qu’il en aurait besoin le lendemain soir. Ils étaient loin d’avoir fini de péagiser.

Susannah, se penchant sur lui, lui embrassa le bout du nez.

— Rétamé par ta journée, chouchou ?

— Ouaip, fit Eddie, se nouant les mains derrière la tête. C’est pas tous les jours que je me tape un voyage sur le train le plus rapide du monde, que je détruis l’ordinateur le plus intelligent du monde et que je découvre que la grippe a tordu le cou à tout le monde. Et tout ça avant le dîner. Des conneries de ce genre, ça vous crève un homme.

Eddie sourit et ferma les yeux. Il souriait encore quand le sommeil s’empara de lui.

9

Dans son rêve, toute la bande se trouvait au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue, regardant par-dessus la palissade dans le terrain vague plein d’herbes folles qui se trouvait derrière. Ils portaient leurs vêtements de l’Entre-Deux-Mondes — un assemblage bariolé de daim et de vieilles chemises, qui tenaient ensemble à la va-comme-je-te-pousse — mais aucun des passants qui se pressaient sur la 2e Avenue ne semblaient leur prêter attention. Personne ne remarquait le bafouilleux que Jake tenait dans ses bras pas plus que l’artillerie qu’ils trimballaient.

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5

Voir plus haut, la confusion savamment entretenue par King sur western. (N.d.T.)