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— Vous voyez ce coquillage avec tous ces dessins. Ces volutes tachetées qui se perdent à l’intérieur jusqu’à l’infini. C’est exactement la forme de l’univers. Il y a une pression constante, qui s’exerce sur ce schéma. Une tendance naturelle de la matière à évoluer vers des formes toujours plus complexes. Une sorte de schéma gravifique, une sainte puissance verte que nous appelons viriditas et qui est le principe moteur du cosmos. La vie, vous comprenez. Comme ces puces de mer, ces patelles et ces krills[6] – quoique ces krills-là soient morts et aident les puces à survivre. Comme nous tous… (Elle agita les mains comme une danseuse.) Et parce que nous sommes vivants, nous devons considérer que l’univers est vivant, lui aussi. Nous sommes sa conscience aussi bien que la nôtre. Nous nous élevons du cosmos et nous découvrons la trame de ses schémas, et elle nous frappe par sa beauté. Ce sentiment est la chose la plus importante de l’univers – sa culmination, tout comme la couleur de la fleur qui s’ouvre pour la première fois par un matin humide. C’est un sentiment sacré, et notre tâche en ce monde est de tout faire pour le développer. Et l’un des moyens est de répandre la vie de toutes parts. D’aider à ce qu’elle existe là où elle n’était pas avant. Comme ici, sur Mars.

Pour elle, c’était l’acte d’amour suprême, et même s’ils ne comprenaient pas tout quand elle en parlait, ils sentaient l’amour. Une autre poussée, une nouvelle sorte de chaleur dans leur enveloppe de froid. Tout en parlant, elle les touchait, l’un après l’autre, et eux, ils cherchaient des coquillages dans le sable tout en l’écoutant.

— Un clam de boue ! Une patelle d’Antarctique ! Une éponge de verre… Attention, ça coupe !

Rien qu’en regardant Hiroko, Nirgal était heureux.

Un matin, alors qu’ils se trouvaient sur la jetée pour chercher des coquillages, elle lui retourna son regard et il reconnut son expression – exactement celle qu’il avait quand il la regardait. Il le sentait dans tous ses muscles. Ainsi, il la rendait heureuse, elle aussi ! C’était suffocant.

Ils s’avançaient sur le sable et il lui prit la main.

— À certains égards, c’est une écologie simple, lui dit-elle tandis qu’ils s’agenouillaient pour examiner une coquille de clam. Les espèces ne sont pas nombreuses, et les chaînes alimentaires sont courtes. Mais si riches. Et tellement belles. (Elle testa la température du lac en plongeant la main dans l’eau.) Tu vois cette brume ? L’eau doit être chaude aujourd’hui.

Ils étaient seuls : les autres gamins couraient dans les dunes ou sur la grève. Nirgal se baissa pour toucher une vague qui arrivait à leurs pieds en laissant une dentelle d’écume blanche.

— Deux cent soixante-quinze. Peut-être un petit peu plus, dit Nirgal.

— Tu en es tellement sûr !

— J’arrive toujours à trouver.

— Alors, dis-moi : est-ce que j’ai de la fièvre ?

Il posa la main sur son cou.

— Non, tu es toute fraîche.

— C’est juste. Je fais toujours un demi-degré de moins que la moyenne. Vlad et Ursula ne sont jamais arrivés à comprendre pourquoi.

— C’est simplement parce que tu es heureuse.

Elle rit, tout comme Jackie, avec bonheur.

— Je t’aime, Nirgal.

Il se sentit réchauffé tout au fond de lui, comme s’il avait un radiateur. D’un demi-degré au moins.

— Moi aussi, je t’aime.

Ils poursuivirent leur marche sur la grève, main dans la main, suivant en silence les chevaliers des sables.

Lorsque Coyote revint, Hiroko lui dit :

— OK. On les emmène dehors.

Et ainsi, le lendemain matin, alors qu’ils se rassemblaient pour l’école, Hiroko, Coyote et Peter les précédèrent à travers les sas avant d’enfiler le long tunnel blanc qui reliait le dôme au monde extérieur. À son extrémité, il y avait le hangar, et la galerie de la falaise, en haut. Dans le passé, ils avaient visité la galerie avec Peter et observé le ciel rose et le sable glacé à travers les petites fenêtres polarisées, en essayant de distinguer le grand mur de glace sèche où ils demeuraient : la calotte polaire sud, le fond du monde, où ils vivaient pour échapper aux gens qui auraient voulu les jeter en prison.

C’était pour cela qu’ils étaient restés confinés dans la galerie. Mais, cette fois-ci, on les conduisit jusqu’aux sas du hangar. Là, ils enfilèrent des combinaisons élastiques moulantes, remontant manches et jambes, des bottes épaisses, des gants et, enfin, ils mirent des casques avec visière en bulle. Ils étaient de plus en plus excités, jusqu’à ce que leur excitation ressemble à de la peur, surtout quand Simud se mit à pleurer en disant qu’elle ne voulait pas sortir. Hiroko la calma d’une longue caresse.

— Viens. Je ne te quitterai pas.

Silencieux, ils suivirent les adultes dans le sas. Un sifflement, et la porte extérieure s’ouvrit. Accrochés à Hiroko, Coyote et Peter, ils s’avancèrent prudemment en se bousculant.

La lumière était trop vive pour qu’ils puissent voir. Ils étaient au milieu d’un tourbillon de brume blanche. Le sol était parsemé de fleurs de glace scintillantes aux formes complexes. Nirgal tenait Hiroko et Coyote par la main. Ils le propulsèrent vers l’avant et le lâchèrent. Il tituba dans l’éblouissante lumière.

— C’est le manteau de brouillard, dit la voix d’Hiroko dans l’intercom. Il persiste durant tout l’hiver. Mais nous sommes en Ls 205, au printemps, et, de toutes parts, la force verte pousse sur le monde, alimentée par la clarté solaire. Regardez !

Nirgal ne voyait rien, sinon une boule de feu blanche, coalescente. Soudain, la lumière du soleil perça à travers cette boule, la transformant en un jaillissement de couleurs, changeant le sable givré en magnésium lisse, les fleurs de glace en joyaux incandescents. Le vent souffla et lacéra le brouillard. Des déchirures apparurent, et le paysage s’ouvrit jusqu’au lointain. Et Nirgal en avait la tête qui tournait. C’était si grand ! Si grand… Tout était grand. Il mit un genou dans le sable et posa les mains sur son autre jambe pour garder l’équilibre. Les rochers et les fleurs de glace brillaient sous ses bottes comme sous un microscope. Les rochers étaient tachetés d’écailles de lichens noirs et verts.

À l’horizon, il vit une colline au sommet plat. Un cratère. Et là-bas, dans le gravier, les traces d’un patrouilleur, presque estompées par le givre, comme si elles étaient là depuis un million d’années. Un dessin puisait dans le chaos de lumière et de rochers, les lichens verts fusionnaient avec le blanc… Et tout le monde parlait en même temps. Les autres gamins s’étaient mis à courir de tous les côtés avec des cris de joie, au fur et à mesure que le brouillard s’ouvrait et qu’ils entr’apercevaient le ciel rose sombre. Coyote eut un rire rauque.

— On dirait des veaux qu’on sort de l’étable au printemps. Regarde-les trébucher… Pauvres petites choses adorables… Oh, Roko, ils ne peuvent pas continuer à vivre comme ça !

Et il relevait les enfants qui roulaient dans le sable pour les remettre sur pied.

Nirgal essaya de sauter, rien que pour voir. Il se dit qu’il aurait aussi bien pu s’envoler, sans ses lourdes bottes. Un long monticule sinuait à partir de la falaise de glace, à hauteur d’épaule. Jackie en suivait la crête et il se précipita pour la rejoindre, vacillant sur la rocaille. Quand il se retrouva sur l’arête, il reprit sa course et il eut le sentiment de voler, de pouvoir courir ainsi à jamais.

Il était à côté de Jackie. Ensemble, ils se retournèrent vers la falaise de glace et crièrent leur joie et leur peur vers le lointain plafond du brouillard. Un puits de clarté matinale s’ouvrit alors, comme si de l’eau fondait. Ils durent se détourner, les yeux emplis de larmes. Nirgal entrevit son ombre projetée sur les rochers. Elle était cernée d’une bande d’arc-en-ciel. Il poussa un long cri et Coyote se rua vers eux.

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6

Minuscules crustacés transparents des mers froides qui font partie du plancton dont se nourrissent notamment les baleines bleues. (N.d.T.)