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En 1827, parut le Voyage en Amérique.

Chateaubriand aimait à s’appliquer le vers de Lucrèce:

Tum porro puer ut sævis projectus ab undis Navita………………

Né au bord de la mer en un jour de tempête, élevé comme le compagnon des vents et des flots, il aimait naturellement les voyages, les longues courses à travers l’océan.

Le 6 mai 1791, il s’embarquait à Saint-Malo pour l’Amérique, avec le dessein de rechercher par terre, au nord de l’Amérique septentrionale, le passage qui établit la communication entre le détroit de Behring et les mers du Groënland. Il ne retrouva pas la mer Polaire; mais, lorsqu’il revint, au mois de janvier 1792, il rapportait des images, des couleurs, toute une poésie nouvelle; il amenait avec lui deux sauvages d’une espèce inconnue: Chactas et Atala.

Dans son voyage de 1807, il fit le tour de la Méditerranée, retrouvant Sparte, passant à Athènes, saluant Jérusalem, admirant Alexandrie, signalant Carthage, et se reposant à Grenade, sous les portiques de l’Alhambra. C’était une course à travers les cités célèbres et les ruines. En 1791, au contraire, après une rapide visite à deux ou trois villes dont le nom était alors à peine connu, Baltimore, Philadelphie, New-York, son voyage s’était accompli tout entier dans les déserts, sur les grands fleuves, au milieu des forêts. Rien ne ressemble donc moins à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem que le Voyage en Amérique; mais, avec des qualités différentes, ce Voyage est aussi un chef-d’œuvre. À côté des pages où l’on croit entendre, selon le mot de Sainte-Beuve, «l’hymne triomphal de l’indépendance naturelle et le chant d’ivresse de la solitude», on y trouve des notes sans date, qui rendent admirablement, dit encore Sainte-Beuve, «l’impression vraie, toute pure, à sa source: ce sont les cartons du grand peintre, du grand paysagiste, dans leur premier jet»[68]. Des considérations sur les nouvelles républiques de l’Amérique du Sud, sur les périls qui les menacent, sur l’anarchie qui les attend, ferment le volume. Il s’ouvre par un portrait de Washington, que l’auteur met en regard du portrait de Bonaparte. «En 1814, dit-il dans une de ses préfaces, j’ai peint Buonaparte et les Bourbons; en 1827, j’ai tracé le parallèle de Washington et de Buonaparte; mes deux plâtres de Napoléon lui ressemblent: mais l’un a été coulé sur la vie, l’autre modelé sur la mort, et la mort est plus vraie que la vie.»

Habent sua fata libelli… Les Natchez ont leur histoire. Lorsqu’en 1800, Chateaubriand quitta l’Angleterre pour rentrer en France sous un nom supposé, celui de La Sagne, il n’osa se charger d’un trop gros bagage: il laissa la plupart de ses manuscrits à Londres. Parmi ces manuscrits se trouvait celui des Natchez, dont il n’apportait à Paris que René, Atala et quelques descriptions de l’Amérique.

Quatorze années s’écoulèrent avant que les communications avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. Il ne songea guère à ses papiers dans le premier moment de la Restauration; et, d’ailleurs, comment les retrouver? Ils étaient restés renfermés dans une malle, chez une Anglaise, qui lui avait loué une mansarde à Londres. Il avait oublié le nom de cette femme; le nom de la rue et le numéro de la maison où il avait demeuré, étaient également sortis de sa mémoire.

Après la seconde Restauration, sur quelques renseignements vagues et même contradictoires qu’il fit passer à Londres, deux de ses amis, MM. de Thuisy, à la suite de longues recherches, finirent par découvrir la maison qu’il avait habitée dans la partie ouest de Londres. Mais son hôtesse était morte depuis plusieurs années, laissant des enfants qui, eux-mêmes, avaient disparu. D’indications en indications, MM. de Thuisy, après bien des courses infructueuses, les retrouvèrent enfin dans un village à plusieurs milles de Londres.

Ces braves gens avaient conservé avec une religieuse fidélité la malle du pauvre émigré; ils ne l’avaient pas même ouverte. Rentré en possession de son trésor, Chateaubriand ne songea pas à mettre en ordre ces vieux papiers, jusqu’au jour où, sorti du pouvoir, il eut à s’occuper de l’édition de ses Œuvres complètes.

Le manuscrit des Natchez se composait de deux mille trois cent quatre-vingt-trois pages in-folio. Ce premier manuscrit était écrit de suite sans section; tous les sujets y étaient confondus: voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc.; mais auprès de ce manuscrit d’un seul jet, il en existait un autre, partagé en livres, et où il avait commencé à établir l’ordre. Dans ce second travail non achevé, Chateaubriand avait non seulement procédé à la revision de la matière, mais il avait encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l’épopée.

Cette transformation s’arrêtait à peu près à la moitié de l’ouvrage. Chateaubriand, lorsqu’il revisa son manuscrit en 1825, ne crut pas devoir la pousser plus loin; de sorte que, des deux volumes dont se composent aujourd’hui les Natchez, le premier s’élève à la dignité de l’épopée, comme dans les Martyrs, le second descend à la narration ordinaire, comme dans Atala et dans René.

Sainte-Beuve, à l’époque où il essayait de réagir contre la gloire de Chateaubriand et où il s’efforçait de la diminuer, a dit de la partie épique des Natchez: «On ne saurait se figurer quelle prodigieuse fertilité d’imagination il y a déployée, que d’inventions, que de machines, surtout quelle profusion de figures proprement dites, de similitudes les plus ingénieuses à côté des plus bizarres, un mélange à tout moment de grotesque et de charmant. Mais certes, au sortir de ce poème il était rompu aux images, il avait la main faite à tout en ce genre. Jamais l’art de la comparaison homérique n’a été poussé plus loin, non pas seulement le procédé de l’imitation directe, mais celui de la transposition. C’est un tour de force perpétuel que cette reprise d’Homère en iroquois. Après les Natchez, tout ce qui nous étonne en ce genre dans les Martyrs n’était pour l’auteur qu’un jeu»[69].

Le second volume, non plus épique, mais simplement romanesque, offre de brillantes descriptions, des péripéties tragiques, des personnages et des caractères variés, types d’héroïsme et de vertu, de séduction et de grâces, de scélératesse et de cruauté: Chactas et le père Souel, le commandant Chépar, le capitaine d’Artaguette et le grenadier Jacques, le sage Adario, le généreux Outougamiz, le sauvage Ondouré, la criminelle Akansie, et ces deux sœurs d’Atala, Céluta, l’épouse de René, et cette jeune Mila, sur qui le poète semble avoir épuisé toutes les grâces de son pinceau et les plus fraîches couleurs de sa palette; qu’il prend au sortir de l’enfance, pour peindre ses premiers sentiments, ses premières sensations et ses premières pensées, dont il fait ressortir la légèreté piquante, la vivacité spirituelle, la prudence sous les apparences de l’irréflexion, le courage et la résolution, sous des traits enfantins. Mila est le charme de ce poème et de ce roman, que M. Émile Faguet a eu raison d’appeler «ces charmants Natchez»[70], et dont le spirituel abbé de Féletz écrivait, au moment de leur apparition: «Pour me résumer, je dirai que les Natchez sont l’œuvre d’un génie fort, vigoureux, puissant et original; c’est un ouvrage qui n’a point de modèle; l’illustre auteur me permettra d’ajouter, et qui ne doit pas en servir.»[71]

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[68]

Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, t. I, p. 126.

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[69]

Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, t. II, p. 2.

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[70]

Études littéraires sur le XIXe siècle par Émile Faguet, de l’Académie française. – «Les premiers livres des Natchez, dit M. Faguet, sont écrits dans la manière d’une épopée en prose, ton que l’auteur ne possédait pas encore. Mais ensuite c’est le livre le plus naturel et le plus varié qu’ait écrit Chateaubriand. Sa verve s’y abandonne en inventions charmantes, en rêveries merveilleuses, en tableaux d’une grandeur achevée. C’est, avec René, le vrai livre de Chateaubriand jeune, sans système, sans thèse, sans attitude, sans prétention, enivré de liberté, de solitude, d’ironie sincère, de naïve et magnifique désespérance. Il ne faut pas oublier que des pages sublimes du Génie (la forêt d’Amérique sous la lune, par exemple), sont tout simplement empruntées aux Natchez, et que René et Atala en étaient, en leur forme primitive, des fragments. C’est là qu’est la source vive, fraîche, délicieusement jaillissante et libre, déjà épurée, non encore entourée de constructions un peu artificielles, d’où devait naître ce fleuve si abondamment et magnifiquement épanché pendant quarante ans.»

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[71]

Mélanges de philosophie, d’histoire et de littérature, par Ch.-M. de Féletz, de l’Académie française, t. III, p. 304.