Ce lieu me plaît; il a remplacé pour moi les champs paternels; je l’ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles; c’est au grand désert d’Atala que je dois le petit désert d’Aulnay; et, pour me créer ce refuge, je n’ai pas, comme le colon américain, dépouillé l’Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n’y a pas un seul d’entre eux que je n’aie soigné de mes propres mains, que je n’aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants: c’est ma famille, je n’en ai pas d’autre, j’espère mourir auprès d’elle.
Ici, j’ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l’Itinéraire et Moïse; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem[86], me tente à commencer l’histoire de ma vie. L’homme qui ne donne aujourd’hui l’empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j’admire le génie et dont j’abhorre le despotisme, cet homme m’enveloppe de la tyrannie comme d’une autre solitude; mais s’il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire.
La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années: ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs[87].
Commençons donc, et parlons d’abord de ma famille; c’est essentiel, parce que le caractère de mon père a tenu en grande partie à sa position et que ce caractère a beaucoup influé sur la nature de mes idées, en décidant du genre de mon éducation[88].
Je suis né gentilhomme. Selon moi, j’ai profité du hasard de mon berceau, j’ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l’aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L’aristocratie a trois âges successifs: l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités; sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier.
On peut s’enquérir de ma famille, si l’envie en prend, dans le dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de d’Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l’Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Du Paz, dans Toussaint de Saint-Luc, Le Borgne, et enfin dans l’Histoire des grands officiers de la couronne du P. Anselme[89].
Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin[90], pour l’admission de ma sœur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l’Argentière, d’où elle devait passer à celui de Remiremont; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l’ordre de Malte, et reproduites une dernière fois quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI.
Mon nom est d’abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l’invasion de l’orthographe française, Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n’y a pas un nom en France qui ne présente ces variations de lettres. Quelle est l’orthographe de Du Guesclin?
Les Brien vers le commencement du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes de Chateaubriand étaient d’abord des pommes de pin avec la devise: Je sème l’or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sibylle mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lis d’or: Cui et ejus hæredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit.
Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches: la première, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l’an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d’Alain III, comte ou chef de Bretagne; la seconde, surnommée seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d’Angers; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort.
Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s’éteindre dans la personne de dame Renée, un Christophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guerrande en Morbihan[91]. À cette époque, vers le milieu du XVIIe siècle, une grande confusion s’était répandue dans l’ordre de la noblesse; des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d’ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669; en voici le texte:
«Arrêt de la Chambre établie par le Roi (Louis XIV) pour la réformation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669: entre le procureur général du Roi, et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de La Guerrande; lequel déclare ledit Christophe issu d’ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semé de fleurs de lys d’or sans nombre, et ce après production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit arrêt signé Malescot.»
Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de La Guerrande descendait directement des Chateaubriand, sires de Beaufort; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de La Guerrande, comme il est prouvé par la descendance d’Amaury, frère de Michel, lequel Michel était fils de ce Christophe de La Guerrande maintenu dans son extraction par l’arrêt ci-dessus rapporté de la réformation de la noblesse, du 16 septembre 1669.
Après ma présentation à Louis XVI, mon frère songea à augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bénéfices appelés bénéfices simples. Il n’y avait qu’un seul moyen praticable à cet effet, puisque j’étais laïque et militaire, c’était de m’agréger à l’ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta requête, en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d’Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu’il fût nommé des commissaires pour prononcer d’urgence. M. Pontois était alors archiviste, vice-chancelier et généalogiste de l’ordre de Malte, au Prieuré.
[86]
Le 4 octobre, l’Église célèbre la fête de saint François d’Assises. Chateaubriand avait reçu au baptême les prénoms de
[88]
Ce paragraphe que nous empruntons au
[89]
Cette généalogie est résumée dans l’
[90]
Bernard
[91]
La terre de la Guerrande était située, non dans le Morbihan, mais dans la paroisse de Hénan-Bihen, aujourd’hui l’une des communes du canton de Matignon, arrondissement de Dinan (Côtes-du-Nord).