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Pour comble de malheur, ma grand’mère fut contrariée dans ses desseins par le caractère de ses fils: l’aîné, François-Henri, à qui le magnifique héritage de la seigneurie de la Villeneuve était dévolu, refusa de se marier et se fit prêtre: mais au lieu de quêter les bénéfices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses frères, il ne sollicita rien par fierté et par insouciance. Il s’ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac[97], dans le diocèse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poésie; j’ai vu bon nombre de ses vers. Le caractère joyeux de cette espèce de noble Rabelais, le culte que ce prêtre chrétien avait voué aux Muses dans un presbytère, excitaient la curiosité. Il donnait tout ce qu’il avait et mourut insolvable[98].

Le quatrième frère de mon père, Joseph, se rendit à Paris et s’enferma dans une bibliothèque: on lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres; il s’occupait de recherches historiques. Pendant sa vie, qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d’existence qu’il ait jamais donné. Singulière destinée! Voilà mes deux oncles, l’un érudit et l’autre poète; mon frère aîné faisait agréablement des vers; une de mes sœurs, madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie; une autre de mes sœurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables; moi, j’ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l’échafaud, mes deux sœurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil; les lettres ont causé mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l’hôpital.

Ma grand’mère, s’étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l’or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu’elle avait fondées et qui entombaient[99] ses aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronnies; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n’aurait pas eu le crédit d’obtenir une sous-lieutenance pour l’héritier de son nom.

Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale: on essaya d’en profiter pour mon père; mais il fallait d’abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres, acheter l’uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématique: comment subvenir à tous ces frais? Le brevet demandé au ministre de la marine n’arriva point faute de protecteur pour en solliciter l’expédition; la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin.

Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans: s’étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il s’approcha du lit où elle était couchée et lui dit: «Je ne veux plus être un fardeau pour vous.» Sur ce, ma grand’mère se prit à pleurer (j’ai vingt fois entendu mon père raconter cette scène). «René, répondit-elle, que veux-tu faire? Laboure ton champ. – Il ne peut pas nous nourrir; laissez-moi partir. – Eh bien, dit la mère, va donc où Dieu veut que tu ailles.» Elle embrassa l’enfant en sanglotant. Le soir même mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L’aventurier orphelin fut embarqué comme volontaire sur une goëlette armée, qui mit à la voile quelques jours après.

La petite république malouine soutenait seule alors sur la mer l’honneur du pavillon français. La goëlette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiégé dans Dantzick par les Russes. Mon père mit pied à terre et se trouva au mémorable combat que quinze cents Français, commandés par le Breton de Bréhan, comte de Plélo[100], livrèrent, le 29 mai 1734, à quarante mille Moscovites commandés par Munich. De Bréhan, diplomate, guerrier et poète, fut tué et mon père blessé deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufragé sur les côtes de l’Espagne, des voleurs l’attaquèrent et le dépouillèrent dans la Galice; il prit passage à Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d’ordre l’avaient fait connaître. Il passa aux Îles; il s’enrichit dans les colonies et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille[101].

Ma grand’mère confia à son fils René son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis[102], dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillé, par ordre de Bonaparte, le vendredi saint de l’année 1809[103]. Ce fut un des derniers gentilshommes français morts pour la cause de la monarchie[104]. Mon père se chargea du sort de son frère, quoiqu’il eût contracté, par l’habitude de souffrir, une rigueur de caractère qu’il conserva toute sa vie; le Non ignora mali n’est pas toujours vrai: le malheur a ses duretés comme ses tendresses.

M. de Chateaubriand était grand et sec; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n’ai jamais vu un pareil regard: quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle.

Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l’espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états de Bretagne avec les gentilhommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu’on sentait en le voyant, c’était la crainte. S’il eût vécu jusqu’à la Révolution et s’il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie: je ne doute pas qu’à la tête des administrations ou des armées, il n’eût été un homme extraordinaire.

Ce fut en revenant d’Amérique qu’il songea à se marier. Né le 23 septembre 1718, il épousa à trente-cinq ans, le 3 juillet 1753[105], Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, née le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bedée, seigneur de La Bouëtardais[106]. Il s’établit avec elle à Saint-Malo, dont ils étaient nés l’un et l’autre à sept ou huit lieues, de sorte qu’ils apercevaient de leur demeure l’horizon sous lequel ils étaient venus au monde. Mon aïeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bedée, née à Rennes le 16 octobre 1698[107] avait été élevée à Saint-Cyr dans les dernières années de madame de Maintenon: son éducation s’était répandue sur ses filles.

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[97]

Avant d’être recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac, il avait été prieur de Bécherel (en 1747).

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[98]

Le Manuscrit de 1826 entrait ici, sur François-Henri de Chateaubriand, seigneur de la Villeneuve, dans les détails qui suivent: «Ce singulier curé fut adoré par ses paroissiens. Son nom, illustre en Bretagne, excitait d’abord l’étonnement; ensuite son caractère joyeux, le culte que cette autre espèce de Rabelais avait voué aux Muses dans un presbytère attirait à lui, on venait le voir de toutes parts; il donnait tout ce qu’il avait, et n’était, à la lettre, pas maître chez lui; il mourut insolvable, et ma grand’mère n’osa prendre sa chétive succession que sous bénéfice d’inventaire. Les paysans s’assemblèrent, déclarèrent qu’on faisait injure à la mémoire de leur curé, et se chargèrent d’acquitter ses dettes; en conséquences, ils l’enterrèrent à leurs frais, liquidèrent sa succession et envoyèrent à sa famille le peu qu’il avait laissé.»

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[99]

Chateaubriand a francisé ici un vers de Shakespeare, qui a dit dans un de ses sonnets:

When you entombed, in men’ eyes, shall lie Your monument shall be my gentle verse.
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[100]

Louis-Robert-Hippolyte de Bréhan, comte de Plélo, né à Rennes le 28 mars 1699, était le petit-neveu de Mme de Sévigné. Sa vie a été écrite par M. Edmond Rathery, sous ce titre: Le comte de Plélo, un volume in-8°, 1876.

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[101]

Voir, à l’Appendice, le Nº IV: le comte René de Chateaubriand armateur.

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[102]

Pierre-Marie-Anne de Chateaubriand, seigneur du Plessis et du Val-Guildo, né en 1727. Il commanda plusieurs des navires de son frère. (Voir à l’Appendice le Nº IV.) Le 12 février 1760, il épousa Marie-Jeanne-Thérèse Brignon fille de Nicolas-Jean Brignon, seigneur de Laher, négociant, et de Marie-Anne Le Tondu. Incarcéré pendant la Terreur, il mourut dans la prison de Saint-Malo, le 3 fructidor an II (20 août 1794).

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[103]

Les éditions précédentes portent toutes: 1810. C’est une erreur. Armand de Chateaubriand fut fusillé le vendredi saint (31 mars) de l’année 1809. Lorsque Chateaubriand reviendra plus tard avec détails sur ce douloureux épisode, il aura bien soin de lui donner sa vraie date.

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[104]

Ceci était écrit en 1811 (note de 1831, Genève). Ch.

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[105]

Le mariage des parents de Chateaubriand fut célébré à Bourseul. Bourseul est aujourd’hui l’une des communes du canton de Plancoët, arrondissement de Dinan (Côtes-du-Nord). – Voici l’extrait de l’acte de mariage, relevé sur les registres paroissiaux de Bourseuclass="underline" – «Du troisième de juillet 1753, j’ay administré la bénédiction nuptiale à haut et puissant René-Auguste de Chateaubriand, chevalier seigneur du Plessis, fils majeur de haut et puissant François de Chateaubriand, chevalier seigneur de Villeneuve, et de dame Perronnelle-Claude Lamour de Lanjegu, dame de Chateaubriand, son épouse, domiciliée de la paroisse de Guitté en ce diocèse, d’une part; et à très noble demoiselle Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, dame de la Villemain, fille de haut et puissant seigneur Ange-Annibal de Bedée, chevalier seigneur de la Bouëtardays et autres lieux, et de dame Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel du Boistilleul, son épouse, d’autre part… Ont été présents à la cérémonie: messire Ange-Annibal de Bedée et dame Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel, père et mère de l’épouse; demoiselle Anne de Bedée et demoiselle Suzanne-Apolline de Ravenel, tantes de l’épouse; messire Théodore-Jean-Baptiste de Ravenel de Boistilleul, cousin germain de l’épouse, conseiller au Parlement de Bretagne, et autres soussignants. – Suivent les signatures: Apoline de Bedée de Vilmain, B. de Chateaubriand, Bénigne J.-M. de Ravenel de la Bouëtardaye, de Bedée de la Bouëtardaye, Suzanne de Ravenel, Anne de Bedée, Angélique Bedée du Boisrioux, Jeanne Le Mintier du Boistilleul, Marie-Antoine de Bedée, Théodore J.-B. de Ravenel du Boistilleul, du Breil pontbriand, F. de Chateaubriand, frère de l’époux, et Guillemot, curé de Bourseul.

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[106]

Ange-Annibal de Bedée, seigneur de la Bouëtardais de la Mettrie et de Boisriou, né à la Bouëtardais, en Bourseul, le 11 septembre 1696, était fils de Jean-Marc de Bedée de la Bouëtardais, seigneur des mêmes lieux, et de Jeanne de Bégaignon. Il mourut le 14 janvier 1761 et fut inhumé dans l’église de Bourseul. La famille de Bedée, qui a compté des branches nombreuses, tire son nom d’une paroisse aujourd’hui commune du canton et de l’arrondissement de Montfort (Ille-et-Vilaine). La seigneurie de Bedée a cessé depuis longtemps d’appartenir à la famille de ce nom: au siècle dernier, elle était aux mains des Visdelou, qui se qualifiaient de marquis de Bedée.

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[107]

Bénigne-Jeanne-Marie (et non Marie-Anne) de Ravenel du Boisteilleul, née à Rennes, en la paroisse Saint-Jean, le 15 octobre 1698 (et non le 16 octobre), était fille de écuyer Benjamin de Ravenel, seigneur de Boisteilleul, et de Catherine-Françoise de Farcy. Elle avait épousé, le 24 février 1720, en l’église de Toussaint, à Rennes, Ange-Annibal de Bedée. – Je dois ces indications, ainsi que la plupart de celles qui vont suivre et qui ont trait aux parents de Chateaubriand, à M. Frédéric Saulnier, conseiller à la Cour d’appel de Rennes. Sans son utile et si dévoué concours, je n’aurais pu mener à bonne fin cette partie de mon travail.