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Ma mère, douée de beaucoup d’esprit et d’une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV; elle savait tout Cyrus par cœur. Apolline de Bedée, avec de grands traits, était noire, petite et laide; l’élégance de ses manières, l’allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu’il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu’il était immobile et froid, elle n’avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu’elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu’elle était. Obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s’en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange.

* * *

Ma mère accoucha à Saint-Malo d’un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy, comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fils fut suivi d’un autre et de deux filles qui ne vécurent que quelques mois.

Ces quatre enfants périrent d’un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère mit au monde un troisième garçon qu’on appela Jean-Baptiste: c’est lui qui dans la suite devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Après Jean-Baptiste naquirent quatre filles: Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre d’une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants[108]. Il est probable que mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d’avoir son nom assuré par l’arrivée d’un second garçon; je résistais, j’avais aversion pour la vie.

Voici mon extrait de baptême[109]:

«Extrait des registres de l’état civil de la commune de Saint-Malo pour l’année 1768.

«François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous Pierre-Henri Nouail, grand vicaire de l’évêque de Saint-Malo. A été parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le père. Ainsi signé au registre: Contades de Plouër, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire général.»[110]

On voit que je m’étais trompé dans mes ouvrages: je me fais naître le 4 octobre[111] et non le 4 septembre; mes prénoms sont: François-René, et non pas François-Auguste.[112]

La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs[113]: cette maison est aujourd’hui transformée en auberge[114]. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J’eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades[115]. J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris: on m’a souvent conté ces détails; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire: Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil[116], le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.

* * *

En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil; on me relégua à Plancoët, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L’unique frère de ma mère, le comte de Bedée, avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s’étendaient dans les environs jusqu’au bourg de Courseul, les Curiosolites des Commentaires de César. Ma grand’mère, veuve depuis longtemps, habitait avec sa sœur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau séparé de Plancoët par un pont, et qu’on appelait l’Abbaye, à cause d’une abbaye de Bénédictins[117], consacrée à Notre-Dame de Nazareth.

Ma nourrice se trouva stérile; une autre pauvre chrétienne me prit à son sein. Elle me voua à la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur le bleu et le blanc jusqu’à l’âge de sept ans. Je n’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mourir? Il entrait dans les conseils de Dieu d’accorder au vœu de l’obscurité et de l’innocence la conservation des jours qu’une vaine renommée menaçait d’atteindre.

Ce vœu de la paysanne bretonne n’est plus de ce siècle: c’était toutefois une chose touchante que l’intervention d’une Mère divine placée entre l’enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère terrestre.

Au bout de trois ans, on me ramena à Saint-Malo; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon, ni pour la baronnie de Chateaubriand, tombée dans la maison de Condé, il tourna ses yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour[118]; plusieurs branches de ma famille l’avaient possédé par des mariages avec les Coëtquen. Combourg défendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise: Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1016; la grande tour date de 1100. Le Maréchal de Duras[119], qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coëtquen[120], née d’une Chateaubriand, s’arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay[121], officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coëtquen-Chateaubriand: M. du Hallay a un frère[122]. Le même maréchal de Duras, en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI, mon frère et moi.

Je fus destiné à la marine royale: l’éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particulièrement à mon père. L’aristocratie de nos États fortifiait en lui ce sentiment.

Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc; mes quatre sœurs vivaient auprès de ma mère.

Toutes les affections de celle-ci s’étaient concentrées dans son fils aîné; non qu’elle ne chérît ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J’avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m’appelait-on), quelques privilèges sur mes sœurs; mais, en définitive, j’étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d’ailleurs, pleine d’esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouër, ma marraine, était son intime amie; elle voyait aussi les parents de Maupertuis[123] et de l’abbé Trublet[124]. Elle aimait la politique, le bruit, le monde: car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans le ravin du Cédron[125]; elle se jeta avec ardeur dans l’affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d’abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l’ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre; avec de la générosité, elle avait l’apparence de l’avarice; avec de la douceur d’âme elle grondait toujours: mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.

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[108]

Chateaubriand fixe à dix le nombre des enfants issus du mariage de ses père et mère. Les registres de la ville de Saint-Malo n’en accusent que neuf:

1º Geoffroy-René-Marie, né le 4 mai 1758 (mort au berceau).

2º Jean-Baptiste-Auguste, né le 23 juin 1759 (celui qui sera le petit-gendre de Malesherbes).

3º Marie-Anne-Françoise, née le 4 juillet 1760 (plus tard Mme de Marigny).

4º Bénigne-Jeanne, née le 31 août 1761 (qui épousera plus tard M. de Québriac, puis M. de Châteaubourg).

5º Julie-Marie-Agathe, née le 2 septembre 1763 (plus tard Mme de Farcy).

6º Lucile-Angélique, née le 7 août 1764 (plus tard Mme de Caud).

7º Auguste, né le 28 mai 1766 (mort au bout de quelques mois).

8º Calixte-Anne-Marie, née le 3 juin 1767 (morte en bas âge).

9º François-René, né le 4 septembre 1768 (l’auteur du Génie du christianisme).

Le chiffre de dix enfants, donné par Chateaubriand, n’en est pas moins exact. Un dixième enfant – qui fut en réalité le premier – était né à Plancoët, où M. et Mme de Chateaubriand habitèrent pendant quelque temps à la suite de leur mariage. Ce premier enfant, né et mort à Plancoët, n’a pu figurer sur les registres de Saint-Malo. (Recherches sur plusieurs des circonstances relatives aux origines, à la naissance et à l’enfance de M. de Chateaubriand, par M. Ch. Cunat, 1850.)

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[109]

Le texte complet de l’acte de baptême de Chateaubriand est ainsi conçu:

«François-René de Chateaubriand, fils de haut et puissant René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, et de haute et puissante dame, Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, dame de Chateaubriand, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous, Messire Pierre-Henry Nouail, grand chantre et chanoine de l’Église cathédrale, official et grand vicaire de Monseigneur l’évêque de Saint-Malo. A été parrain haut et puissant Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine haute et puissante dame Françoise-Marie-Gertrude de Contade, dame et comtesse de Plouër, qui signent et le Père. Ont signé: Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, Contades de Plouër, de Chateaubriand, Nouail, vicaire général.

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[110]

Vingt jours avant moi, le 15 août 1768, naissait dans une autre île, à l’autre extrémité de la France, l’homme qui a mis fin à l’ancienne société, Bonaparte. Ch.

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[111]

On lit, dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome I, p. 295: «Tandis que j’attendais l’instant du départ, les religieux se mirent à chanter dans l’église du monastère. Je demandai la cause de ses chants et j’appris que l’on célébrait la fête du patron de l’ordre. Je me souvins alors que nous étions au 4 octobre, jour de la Saint-François, jour de ma naissance et de ma fête. Je courus au chœur et j’offris des vœux pour le repos de celle qui m’avait autrefois donné la vie à pareil jour.»

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[112]

«Je fus nommé François du jour où j’étais né, et René à cause de mon père.» Manuscrit de 1826. – Atala, le Génie du christianisme, les Martyrs et l’Itinéraire sont signés: François-Auguste de Chateaubriand. En supprimant ainsi, en tête de ses premiers ouvrages, l’appellation de René, Chateaubriand voulait éviter les fausses interprétations de ceux qui auraient été tentés de le reconnaître dans l’immortel épisode de ses œuvres qui ne porte d’autre titre que ce nom.

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[113]

En 1768, les parents de Chateaubriand habitaient rue des Juifs (aujourd’hui rue de Chateaubriand) une maison appartenant à M. Magon de Boisgarein. On la distinguait alors sous le nom d’Hôtel de la Gicquelais, nom du père de M. Magon.

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[114]

En 1780, M. Magon de Boisgarein vendit cette maison à M. Dupuy-Fromy, et peu de temps après elle fut occupée par M. Chenu, qui en fit une auberge. Sa destination, depuis plus d’un siècle, n’a pas changé. L’un des trois corps de logis dont est actuellement composé l’Hôtel de France et de Chateaubriand, celui qui est le plus avancé dans la rue, est la maison natale du grand écrivain.

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[115]

Françoise-Gertrude de Contades, fille de Louis-Georges-Erasme de Contades, maréchal de France, et de Nicole Magon de la Lande. Elle avait épousé en 1747 Jean-Pierre de la Haye, comte de Plouër, colonel de dragons.

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[116]

Chateaubriand n’a point imaginé cette tempête romantique, qui éclate pourtant si à propos à l’heure même de sa naissance. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint-Malo, confirme de la façon la plus précise, dans son écrit de 1850, l’exactitude de tous les détails donnés par le grand poète: «En effet, dit-il, une pluie opiniâtre durait depuis près de deux mois; plusieurs coups de vent qu’on avait éprouvés n’avaient pas changé l’état de l’atmosphère; ce temps pluvieux jetait l’alarme dans le pays; ce fut dans la nuit de samedi à dimanche, à l’approche du dernier quartier de la lune, qu’eut lieu la tempête horrible qui accompagna la naissance de Chateaubriand et dont les terribles effets se firent sentir dans le pays, et notamment à la chaussée du Sillon.» Cette nuit du samedi au dimanche, où la tempête fut particulièrement horrible, était précisément celle du 3 au 4 septembre, et c’est le 4 septembre que naquit Chateaubriand. – La continuité et la violence des tempêtes, en ces premiers jours de septembre 1768, furent telles que l’évêque et le chapitre firent exposer pendant neuf jours, comme aux époques des plus grandes calamités, les reliques de Saint Malo dans le chœur de la cathédrale; les voûtes de l’antique basilique ne cessèrent de retentir des chants de la pénitence et des appels à la miséricorde divine. Enfin, l’orage s’apaisa, le ciel reprit sa sérénité, et, le dimanche 18 septembre, on porta processionnellement les restes du saint à travers les rues de la ville et autour des remparts, au milieu d’un concours immense de la population. Les reliques, précédées du clergé, étaient portées par des chanoines et suivies par Mgr. Jean-Joseph Fogasse de la Bastie, évêque du diocèse. (Ch. Cunat, op. cit.)

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[117]

Il n’y eut jamais à Plancoët d’abbaye de Bénédictins. Il existait seulement, au hameau de l’Abbaye, une maison de Dominicains, dont les bâtiments, aujourd’hui transformés en ferme, joignent la partie nord-est de la modeste chapelle où le futur pèlerin de Paris à Jérusalem fut relevé de son premier vœu.

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[118]

Longtemps encore après Froissart, on a continué d’écrire Combour, ce qui était suivre l’ancienne forme du nom, Comburnium. C’est seulement de 1660 à 1680 que le g a été ajouté.

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[119]

Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de Duras (1715–1789), pair et maréchal de France, premier gentilhomme de la Chambre, membre de l’Académie française. Choisi par le roi pour aller commander en Bretagne au milieu des troubles qu’avait fait naître l’affaire de La Chalotais, il réussit à concilier les esprits et à rétablir la tranquillité.

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[120]

Louise-Françoise-Maclovie-Céleste de Coëtquen, mariée en 1736 au duc de Duras, décédée le 17 nivôse an X (7 janvier 1802).

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[121]

Hallay-Coëtquen (Jean-Georges-Charles-Frédéric-Emmanuel, marquis du), né le 5 octobre 1799, mort le 10 mars 1867. Il avait été, sous la Restauration, capitaine au 1er régiment de grenadiers à cheval de la garde royale et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Le marquis du Hallay a eu une grande réputation comme juge du point d’honneur et arbitre en matière de duel. Il a publié des Nouvelles et Souvenirs, Paris, 1835 et 1836, 2 tomes en 1 vol. in-8°.

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[122]

Le comte du Hallay-Coëtquen, frère cadet du précédent, a été page de Louis XVIII en 1814, puis garde du corps de Monsieur, et lieutenant au 4e régiment de chasseurs à cheval.

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[123]

Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698–1759); membre de l’Académie des sciences et de l’Académie française; président perpétuel de l’Académie des sciences et belles-lettres de Berlin. Il était né à Saint-Malo.

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[124]

Nicolas-Charles-Joseph Trublet (1697–1770); parent et ami de Maupertuis et, comme lui, né à Saint-Malo. Il avait été reçu membre de l’Académie française le 13 avril 1761.

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[125]

C’est un souvenir du voyage de l’auteur en Palestine et de son séjour au couvent de Saint-Saba: «On montre aujourd’hui dans ce monastère trois ou quatre mille têtes de morts, qui sont celles des religieux massacrés par les infidèles. Les moines me laissèrent un quart d’heure tout seul avec ces reliques: ils semblaient avoir deviné que mon dessein était de peindre un jour la situation de l’âme des solitaires de la Thébaïde. Mais je ne me rappelle pas encore sans un sentiment pénible qu’un caloyer voulut me parler de politique et me raconter les secrets de la cour de Russie. «Hélas! mon père, lui dis-je, où chercherez-vous la paix, si vous ne la trouvez pas ici?» Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome I, p. 313.