De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m’attachai à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j’écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu’elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m’embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours: «C’est celui-là qui ne sera pas fier! qui a bon cœur! qui ne rebute point les pauvres gens! Tiens, petit garçon;» et elle me bourrait de vin et de sucre.
Mes sympathies d’enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne.
Lucile, la quatrième de mes sœurs, avait deux ans de plus que moi[126]. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu’on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre; qu’on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d’étoffe noire; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n’aurait soupçonné dans la chétive Lucile les talents et la beauté qui devait un jour briller en elle.
Elle me fut livrée comme un jouet; je n’abusai point de mon pouvoir; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal; je lisais encore plus mal. On la grondait; je griffais les sœurs: grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents: mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j’étais, le propos de mon père me révoltait; quand ma mère couronnait ses remontrances par l’éloge de mon père qu’elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu’on semblait attendre de moi.
Mon maître d’écriture, M. Després, à perruque de matelot, n’était pas plus content de moi que mes parents; il me faisait copier éternellement, d’après un exemple de sa façon, ces deux vers que j’ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s’y trouve:
Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu’il me donnait dans le cou, en m’appelant tête d’achôcre; voulait-il dire achore[127]? Je ne sais pas ce que c’est qu’une tête d’achôcre, mais je la tiens pour effroyable.
Saint-Malo n’est qu’un rocher. S’élevant autrefois au milieu d’un marais salant, il devint une île par l’irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd’hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d’un côté par la pleine mer, de l’autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et, à la bordure est et nord de la mer, se découvre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont semés des rochers, des forts, des îlots inhabités: le Fort-Royal, la Conchée, Césembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau; j’avais bien choisi sans le savoir: bé, en breton, signifie tombe.
Au bout du Sillon, planté d’un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s’appelle la Hoguette; elle est surmontée d’un vieux gibet: les piliers nous servaient à jouer aux quatre coins; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n’était pourtant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrêtions dans ce lieu.
Là se rencontrent aussi les Miels, dunes où pâturaient les moutons; à droite sont des prairies au bas du Paramé, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetière neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s’élèvent sur le tombeau d’Achille à l’entrée de l’Hellespont.
Je touchais à ma septième année; ma mère me conduisit à Plancoët, afin d’être relevée du vœu de ma nourrice; nous descendîmes chez ma grand’mère. Si j’ai vu le bonheur, c’était certainement dans cette maison.
Ma grand’mère occupait, dans la rue du Hameau-de-l’Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bedée ne marchait plus, mais à cela près, elle n’avait aucun des inconvénients de son âge: c’était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l’air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l’antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l’esprit orné, la conversation grave, l’humeur sérieuse. Elle était soignée par sa sœur, mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémignon, lequel comte, ayant dû l’épouser, avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s’était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de l’avoir souvent entendue chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu’elle brodait pour sa sœur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi:
ce qui m’a paru toujours singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain:
Que de choses dans ce monde finissent comme les amours de ma tante, ture, lure!
Ma grand’mère se reposait sur sa sœur des soins de la maison. Elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste; à une heure elle se réveillait; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa sœur, de ses enfants et petits-enfants[128]. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité; aujourd’hui elle est une charge. À quatre heures, on reportait ma grand’mère dans son salon; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu; mademoiselle de Boisteilleul[129] frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l’appel de ma tante.
[126]
Lucile avait, non pas
[128]
«Dans les jardins en terrasse de cette maison, qui sert maintenant de presbytère à la paroisse de Nazareth, se voit encore la fontaine entourée de saules, où l’aïeule de Chateaubriand venait respirer le frais en tricotant au milieu de ses enfants et petits-enfants.» Du Breil de Marzan,
[129]
Suzanne-Émilie de Ravenel, demoiselle du Boisteilleul, sœur cadette de madame de Bedée de la Bouëtardais, née à Rennes le 12 mai 1700.