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On me ramena à Saint-Malo[141]. Saint Malo n’est point l’Aleth de la Notitia imperii: Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l’embouchure de la Rance. En face d’Aleth était un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l’ermite Aaron, qui, l’an 507[142], établit dans cette île sa demeure; c’est la date de la victoire de Clovis sur Alaric; l’un fonda un petit couvent, l’autre une grande monarchie, édifices également tombés.

Malo, en latin Maclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d’Aleth[143], attiré qu’il fut par la renommée d’Aaron, le visita. Chapelain de l’oratoire de cet ermite, après la mort du saint il éleva une église cénobiale, in prædio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l’île, et ensuite à la ville, Maclovium, Maclopolis.

De saint Malo, premier évêque d’Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fit élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évêques. Aleth étant déjà presque entièrement abandonnée, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d’Aaron.

Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d’Angleterre.

Le comte de Richemont, depuis Henri VII d’Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l’emmenaient à Londres pour le faire mourir. Échappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, asylum quod in eâ urbe est inviolatissimum: ce droit d’asile remontait aux Druides, premiers prêtres de l’île d’Aaron.

Un évêque de Saint-Malo fut l’un des trois favoris (les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingant) qui perdirent l’infortuné Gilles de Bretagne: c’est ce que l’on voit dans l’Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450.

Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo: la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de la Guiche, grand maître de l’artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Venise (au soleil et aux arts près) que cette petite république malouine par sa religion, sa richesse et sa chevalerie de mer. Elle appuya l’expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant la Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud.

À compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693; ils y lancèrent, le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j’ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758.

Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701: en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes; il voulut que l’équipage du premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire.

En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson[144] descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Chalotais écrivit sur du linge, avec un cure-dent, de l’eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient[145]. Les événements effacent les événements; inscriptions gravées sur d’autres inscriptions, ils font des pages de l’histoire des palimpsestes.

Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine; on peut en voir le rôle général dans le volume in-folio publié en 1682 sous ce titre: Rôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles à l’histoire et au droit maritime.

Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier[146], le Christophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l’autre extrémité de l’Amérique les îles qui portent leur nom: Îles Malouines.

Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin[147], l’un des plus grands hommes de mer qui aient paru, et, de nos jours, elle a donné à la France Surcouf[148]. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais[149], gouverneur de l’Île de France, naquit à Saint-Malo, de même que La Mettrie[150], Maupertuis, l’abbé Trublet dont Voltaire a ri: tout cela n’est pas trop mal pour une enceinte qui n’égale pas celle du jardin des Tuileries.

L’abbé de Lamennais[151] a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie. Broussais[152] est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays[153].

Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo: ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l’ordre de Saint-Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu’à Saint-Malo «la garde d’une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille». Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d’un gentilhomme; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson: Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels; l’un d’eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait; le noble animal se laissa mourir de faim: les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n’aboyaient pas lorsque Scipion l’Africain venait à l’aube faire sa prière.

Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j’ai parlé, et qu’augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit.

C’est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort-Royal, que se rassemblent les enfants; c’est là que j’ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j’aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi, ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l’arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j’ai souvent vu bâtir pour l’éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable.

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[141]

«Au mois d’octobre de l’année 1775, nous retournâmes à Saint-Malo.» Manuscrit de 1826.

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[142]

Saint Aaron vivait bien au VIe siècle, mais on ignore absolument la date à laquelle il s’établit sur le rocher qui porte aujourd’hui la ville de Saint-Malo. La date de 507, donnée ici par Chateaubriand, ne repose sur aucune autorité sérieuse. On ne la trouve même pas dans l’ouvrage, plus légendaire qu’historique, du P. Albert Le Grand, la vie, gestes, mort et miracles des saints de la Bretagne-Armorique.

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[143]

Cette date de 541, que Chateaubriand a prise cette fois dans Albert Le Grand (édition de 1680, p. 583), n’est rien moins qu’exacte. Malo fut bien le premier titulaire de l’évêché d’Aleth, fondé par Judaël, roi de Domnonée, mais cette fondation eut lieu, non en 541, mais près d’un demi-siècle plus tard. Né vers 520 dans la Cambrie méridionale, Malo ne passa en Armorique que vers 550. Il aborda dans l’île de Césembre, avec une trentaine de disciples et se mit aussitôt à évangéliser les campagnes aléthiennes et curiosolites. Il comptait déjà dans la péninsule armoricaine, et spécialement dans le pays d’Aleth, quarante ans d’apostolat, lorsqu’il fut honoré de la dignité épiscopale, vers 585–590. Saint Malo mourut en Saintonge, le dimanche 16 décembre 621, âgé d’environ cent ans. (Voir l’Histoire de Bretagne, par Arthur de la Borderie, tome I, p. 421, 465, 475.)

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[144]

Anson (Georges), amiral anglais, né en 1697, mort en 1762.

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[145]

La Chalotais (Louis-René de Caradeuc de), procureur-général au Parlement de Bretagne, né à Rennes le 6 mars 1701, mort le 12 juillet 1785. – Le premier Mémoire, écrit sous le nom de M. de La Chalotais, et reconnu par lui comme son œuvre se terminait par ces lignes: «Fait au château de Saint-Malo, 15 janvier 1766, écrit avec une plume faite d’un cure-dent, et de l’encre faite avec de le suie de cheminée, du vinaigre et du sucre, sur des papiers d’enveloppe de sucre et de chocolat.» La vérité est que La Chalotais, dans sa prison, avait tout ce qu’il faut pour écrire et qu’il écrivait par toutes les postes à sa famille. Voir, dans l’ouvrage de M. Henri Carré, La Chalotais et le duc d’Aiguillon (1803), la correspondance du chevalier de Fontette, commandant du château de Saint-Malo, et en particulier la lettre du 28 avril 1766.

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[146]

Jacques Cartier naquit à Saint-Malo le 31 décembre 1494, l’année même où Christophe Colomb découvrait la Jamaïque. On ne sait pas exactement la date de sa mort. Le savant annaliste de Saint-Malo, M. Ch. Cunat, croit pouvoir la fixer aux environs de 1554.

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[147]

René Dugay-Trouin, né le 10 juin 1673; mort le 27 septembre 1736.

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[148]

Robert Surcouf, le célèbre corsaire (1773–1827). M. Ch. Cunat a écrit son Histoire.

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[149]

Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais (1699–1753).

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[150]

Julien Offraye de La Mettrie, né à Saint-Malo le 19 décembre 1709, mort le 11 novembre 1751 à Berlin, où ses ouvrages ouvertement matérialistes lui avaient valu d’être nommé lecteur du roi. Frédéric II a composé son Éloge.

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[151]

Hugues-Félicité Robert de La Mennais, né le 19 juin 1782, mort le 27 février 1854. Presque tous ses biographes le font naître dans la même rue que Chateaubriand. C’est une erreur. L’hôtel de la Mennais, où naquit l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence, était situé, non rue des Juifs, mais rue Saint-Vincent.

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[152]

François-Joseph-Victor Broussais (1772–1832). Comme son compatriote La Mettrie, mais avec plus d’éclat et de talent, il se montra dans tous ses ouvrages, un ardent adversaire des doctrines psychologiques et spiritualistes.

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[153]

Pierre-Louis-Auguste Ferron, comte de La Ferronnays, né le 17 décembre 1772. Il émigra avec son père, lieutenant général des armées du roi, servit sous le prince de Condé et devint aide de camp du duc de Berry. Maréchal de camp (4 juin 1814); pair de France (17 août 1815), ministre à Copenhague en 1817; ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1819; ministre des Affaires étrangères du 4 janvier 1828 au 14 mai 1829; ambassadeur à Rome du mois de février au mois d’août 1830. Il mourut en cette ville le 17 janvier 1842, laissant une mémoire honorée de tous les partis.