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Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d’hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l’éducation d’un garçonnet destiné d’avance à la rude vie d’un marin.

Je croissais sans étude dans ma famille; nous n’habitions plus la maison où j’étais né: ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent[154], presque en face de la porte qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis: j’en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout; je parlais leur langage; j’avais leur façon et leur allure; j’étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux; mes chemises tombaient en loques; je n’avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée; je traînais de méchants souliers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J’avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s’écrier: «Qu’il est laid!»

J’aimais pourtant et j’ai toujours aimé la propreté, même l’élégance. La nuit, j’essayais de raccommoder mes lambeaux; la bonne Villeneuve et ma Lucile m’aidaient à réparer ma toilette, afin de m’épargner des pénitences et des gronderies; mais leur rapiécetage ne servait qu’à rendre mon accoutrement plus bizarre. J’étais surtout désolé quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie.

Mes compatriotes avaient quelque chose d’étranger, qui rappelait l’Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l’architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix: quand j’ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la première.

Enfermés le soir sous la même clé dans leur cité, les Malouins ne composaient qu’une famille. Les mœurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe: une comtesse d’Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l’on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle malgré lui aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu’il appelait un monstre barbare.

Certains jours de l’année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo; ils s’y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu’elle était haute. La multitude de matelots et de paysans; les charrettes entoilées; les caravanes de chevaux, d’ânes et de mulets; le concours des marchands; les tentes plantées sur le rivage; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade; les salves d’artillerie, le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété.

J’étais le seul témoin de ces fêtes qui n’en partageât pas la joie. J’y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Évitant le mépris qui s’attache à la mauvaise fortune, je m’asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d’eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m’amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir, au logis, je n’étais guère plus heureux; j’avais une répugnance pour certains mets; on me forçait d’en manger. J’implorais des yeux La France qui m’enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu, même rigueur: il ne m’était pas permis d’approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d’aujourd’hui.

Mais si j’avais des peines qui sont inconnues de l’enfance nouvelle, j’avais aussi quelques plaisirs qu’elle ignore.

On ne sait plus ce que c’est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l’air de se réjouir; Noël, le premier de l’an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean, étaient pour moi des jours de prospérité. Peut-être l’influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l’année 1015, les Malouins firent vœu d’aller aider à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres: n’ai-je pas aussi travaillé de mes mains à relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne? «Le soleil, dit le père Maunoir, n’a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi que la Bretagne. Il y a treize siècles qu’aucune infidélité n’a souillé la langue qui a servi d’organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique.»

Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j’étais conduit en station avec mes sœurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles: l’harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque dans l’hiver, à l’heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies, dans leurs Heures; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en chœur le Tantum ergo; que, dans l’intervalle de ces chants, les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j’éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n’avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m’avait appris; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos vœux; je courbais mon front: il n’était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu’on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu’on l’a inclinée au pied des autels.

Tel marin, au sortir de ces pompes, s’embarquait tout fortifié contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dôme éclairé de l’église: ainsi la religion et les périls étaient continuellement en présence, et leurs images se présentaient inséparables à ma pensée. À peine étais-je né, que j’ouïs parler de mourir: le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrétiens de prier pour un de leurs frères décédé. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m’ébattais le long des grèves, la mer roulait à mes pieds les cadavres d’hommes étrangers, expirés loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait, comme sainte Monique disait à son fils: Nihil longe est a Deo: «Rien n’est loin de Dieu.» On avait confié mon éducation à la Providence: elle ne m’épargnait pas les leçons.

Voué à la Vierge, je connaissais et j’aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien: son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée avec quatre épingles à la tête de mon lit. J’aurais dû vivre dans ces temps où l’on disait à Marie: «Doulce dame du ciel et de la terre, mère de pitié, fontaine de tous biens, qui portastes Jésus-Christ en vos prétieulx flancz, belle très-doulce Dame, je vous mercye et vous prye.»

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[154]

Peu d’années après la naissance de Chateaubriand, sa famille avait quitté l’hôtel de la Gicquelais et était venue habiter le premier étage de la belle maison de M. White de Boisglé, maire de Saint-Malo, maison située sur la rue et la place Saint-Vincent, presque en face de la porte Saint-Vincent. (Ch. Cunat, op. cit.)