Выбрать главу

La première chose que j’ai sue par cœur est un cantique de matelot commençant ainsi:

Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours, Servez-moi de défense, Prenez soin de mes jours; Et quand ma dernière heure Viendra finir mon sort, Obtenez que je meure De la plus sainte mort.

J’ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je répète encore aujourd’hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d’Homère; une madone coiffée d’une couronne gothique, vêtue d’une robe de soie bleue, garnie d’une frange d’argent, m’inspire plus de dévotion qu’une Vierge de Raphaël.

Du moins, si cette pacifique Étoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie! Mais je devais être agité, même dans mon enfance; comme le dattier de l’Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu’elle fut battue du vent.

* * *

J’ai dit que ma révolte prématurée contre les maîtresses de Lucile commença ma mauvaise renommée; un camarade l’acheva.

Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, établi à Saint-Malo comme son frère, avait, comme lui, quatre filles et deux garçons[155]. De mes deux cousins (Pierre et Armand), qui formaient d’abord ma société, Pierre devint page de la reine, Armand fut envoyé au collège comme étant destiné à l’état ecclésiastique. Pierre, au sortir des pages, entra dans la marine et se noya à la côte d’Afrique. Armand, depuis longtemps enfermé au collège, quitta la France en 1790, servit pendant toute l’émigration, fit intrépidement dans une chaloupe vingt voyages à la côte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le roi à la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l’année 1809[156], ainsi que je l’ai déjà dit et que je le répéterai encore en racontant sa catastrophe[157].

Privé de la société de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle.

Au second étage de l’hôtel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nommé Gesriclass="underline" il avait un fils et deux filles. Ce fils était élevé autrement que moi; enfant gâté, ce qu’il faisait était trouvé charmant: il ne se plaisait qu’à se battre, et surtout qu’à exciter des querelles dont il s’établissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants, il n’était bruit que de ses espiègleries que l’on transformait en crimes noirs. Le père riait de tout, et Joson n’était que plus chéri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable: je profitai sous un tel maître, quoique mon caractère fût entièrement l’opposé de sien. J’aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle à personne: Gesril était fou de plaisirs, de cohue, et jubilait au milieu des bagarres d’enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait: «Tu le souffres?» À ce mot, je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du téméraire; la taille et l’âge n’y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu’il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres.

Un autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux: lorsque la mer était haute et qu’il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu’aux grandes tours. À vingt pieds d’élévation au-dessus de la base d’une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé: il s’agissait de saisir l’instant entre deux vagues, de franchir l’endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrit la tour. Voici venir un montagne d’eau qui s’avançait en mugissant, laquelle, si vous tardiez d’une minute, pouvait ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait à l’aventure, mais j’ai vu des enfants pâlir avant de la tenter.

Ce penchant à pousser les autres à des rencontres dont il restait spectateur, induirait à penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractère fort généreux; c’est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut-être effacé l’héroïsme de Régulus; il n’a manqué à sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine, il fut pris à l’affaire de Quiberon; l’action finie et les Anglais continuant de canonner l’armée républicaine, Gesril se jette à la nage, s’approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des émigrés. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter à bord: «Je suis prisonnier sur parole,» s’écrie-t-il du milieu des flots, et il retourne à terre à la nage: il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons[158].

Gesril a été mon premier ami; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l’instinct de ce que nous pouvions valoir un jour[159].

Deux aventures mirent fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le système de mon éducation.

Nous étions un dimanche sur la grève, à l’éventail de la porte Saint-Thomas et le long du Sillon; de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J’étais le plus en pointe vers la mer, n’ayant devant moi qu’une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l’autre bout du côté de le terre.

Le flot arrivait, il faisait du vent; déjà les bonnes et les domestiques criaient: «Descendez, mademoiselle! descendez, monsieur!» Gesril attend une grosse lame: lorsqu’elle s’engouffre entre les pilotis, il pousse l’enfant assis auprès de lui; celui-là se renverse sur un autre; celui-ci sur un autre: toute la file s’abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin; il n’y eut que la petite fille de l’extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai et qui, n’étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l’entraîne; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée; mais elle déclara que François l’avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi; je leur échappe; je cours me barricader dans la cave de la maison: l’armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve défend vaillamment la porte et soufflette l’avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours: il monte chez lui, et, avec ses deux sœurs, jette par les fenêtres des potées d’eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l’entrée de la nuit; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher.

Voici l’autre aventure:

J’allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d’eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l’extrémité d’un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre; Gesril me dit: «Laisserons-nous passer ces gueux-là?» et aussitôt il leur crie: «À l’eau, canards!» Ceux-ci, en qualité de mousses, n’entendant pas raillerie, avancent; Gesril recule; nous nous plaçons au bout du pont, et, saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s’arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu’à notre corps de réserve, c’est-à-dire jusqu’à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frappé à l’œiclass="underline" une pierre m’atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.

вернуться

[155]

De ces six enfants, cinq figurent sur les registres de naissance de Saint-Malo: Adélaïde, née en 1762; Émilie-Thérèse-Rosalie, née le 12 septembre 1763; Pierre, né en 1767; Armand-Louis-Marie, né le 16 mars 1768; Modeste, née en 1772.

вернуться

[156]

Ici encore, dans toutes les éditions, on a imprimé à tort: 1810.

вернуться

[157]

Il a laissé un fils, Frédéric, que je plaçai d’abord dans les gardes de Monsieur, et qui entra depuis dans un régiment de cuirassiers. Il a épousé, à Nancy, mademoiselle de Gastaldi, dont il a eu deux fils, et s’est retiré du service. La sœur aînée d’Armand, ma cousine, est, depuis de longues années, supérieure des religieuses Trappistes. (Note de 1831, Genève.) Ch. – Frédéric de Chateaubriand, dont il est parlé dans cette note, était né à Jersey le 11 novembre 1798. Il est mort le 8 juin 1849, au château de la Ballue, près Saint-Servan, laissant un fils, Henri-Frédéric-Marie-Geoffroy de Chateaubriand, né à la Ballue le 11 mai 1835 et marié en 1869 à Françoise-Madeleine-Anne Regnault de Parcieu.

вернуться

[158]

Gesril du Papeu (Joseph-François-Anne) avait un an de moins que son ami Chateaubriand; il était né à Saint-Malo le 23 février 1767. Entré dans la marine, comme garde, à quatorze ans, il prit part à la guerre de l’Indépendance américaine et fit ensuite une campagne de trois ans dans les mers de l’Inde et de la Chine. Lieutenant de vaisseau, le 9 octobre 1789, il ne tarda pas à émigrer, fit la campagne des Princes en 1792, comme simple soldat, et se rendit ensuite à Jersey. Le 21 juillet 1795, il était à Quiberon, cette fois comme lieutenant de la compagnie noble des élèves de la marine, dans le régiment du comte d’Hector. L’épisode dont il fut le héros dans cette tragique journée suffirait seul à prouver que Sombreuil et ses soldats n’ont mis bas les armes qu’à la suite d’une capitulation. Ceux qui nient l’existence de cette capitulation l’ont bien compris: ils ont essayé de contester l’acte même de Gesril et son généreux sacrifice. Mais ce sacrifice et les circonstances qui l’accompagnèrent sont attestés par trop de témoins pour qu’on puisse les mettre en doute. Ces témoins sont de ceux dont la parole ne se peut récuser: En voici la liste: 1º Chaumereix; 2º Berthier de Grandry; 3º La Bothelière, capitaine d’artillerie; 4º Cornulier-Lucinière; 5º La Tullaye; 6º Du Fort; 7º le contre-amiral Vossey; 8º le baron de Gourdeau; 9º le capitaine républicain Rottier, de la légion nantaise. Le fait, d’ailleurs, est consigné dans une lettre écrite des prisons de Vannes par Gesril du Papeu à son père. Le jeune héros fut fusillé à Vannes, le 10 fructidor (27 août 1796).

вернуться

[159]

«Je pense avec orgueil que cet homme a été mon premier ami, et que tous les deux, mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l’instinct de ce que nous pouvions valoir un jour, et que c’est dans le coin le plus obscur de la monarchie, sur un misérable rocher, que sont nés ensemble et presque sous le même toit deux hommes dont les noms ne seront peut-être pas tout à fait inconnus dans les annales de l’honneur et de la fidélité.» Manuscrit de 1826.