Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d’hyacinthes, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’aubépines, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux; les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce; la figue mûrit comme en Provence; chaque pommier, avec ses fleurs carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village.
Au XIIe siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Domnonée. Wace raconte qu’on y voyait l’homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d’or. Un document historique du XIe siècle, les Usemens et coutumes de la forêt de Brécilien, confirme le roman de Rou[166]: elle est, disent les Usemens, de grande et spacieuse étendue; «il y a quatre châteaux, fort grand nombre de beaux étangs, belles chasses où n’habitent aucunes bêtes vénéneuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nommément la fontaine de Belenton, auprès de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes.»
Aujourd’hui, le pays conserve des traits de son origine: entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l’air d’une forêt et rappelle l’Angleterre; c’était le séjour des fées, et vous allez voir qu’en effet j’y ai rencontré une sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen âge, clochers de la renaissance: la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne: Péninsule spectatrice de l’Océan.[167].
Entre la mer et la terre s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments: l’alouette de champ y vole avec l’alouette marine; la charrue et la barque, à un jet de pierre l’une de l’autre, sillonnent la terre et l’eau. Le navigateur et le berger s’empruntent mutuellement leur langue: le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d’une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée j’ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès[168].
Mais ce qu’il faut admirer en Bretagne, c’est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer.
Établie par Dieu gouvernante de l’abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil; mais comme lui elle ne se retire pas solitaire: un cortège d’étoiles l’accompagne. À mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu’elle communique à la mer; bientôt elle tombe à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.
Je devais suivre mes sœurs jusqu’à Combourg: nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre sœurs et moi, dans une énorme berline à l’antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l’impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes sœurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j’écoutais de mes deux oreilles, je m’émerveillais à chaque tour de roue: premier pas d’un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l’homme ne faisait que changer de lieux! mais ses jours et son cœur changent.
Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Doclass="underline" passant devant la porte du collège où j’allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l’intérieur du pays.
Durant quatre mortelles lieues, nous n’aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peines écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d’indigentes avénières. Des charbonniers conduisant des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d’une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s’élevait, non loin d’un étang, la flèche de l’église d’une bourgade; les tours d’un château féodal montaient dans les arbres d’une futaie éclairée par le soleil couchant.
J’ai été obligé de m’arrêter: mon cœur battait au point de repousser la table sur laquelle j’écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m’accablent de leur force et de leur multitude: et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde?
Descendus de la colline, nous guéâmes un ruisseau; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d’un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s’entrelaçaient au-dessus de nos têtes: je me souviens encore du moment où j’entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j’éprouvai.
En sortant de l’obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur; de là nous débouchâmes, par une porte bâtie, dans une cour de gazon, appelée la Cour Verte. À droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s’élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d’un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique.
Quelques fenêtres grillées[169] apparaissaient çà et là sur la nudité des murs. Un large perron, roide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l’ancien pont-levis; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis.
[166]
Le roman de
(Voir
[167]
À la suite de la lecture d’une partie de ses
«L’aspect du pays, entrecoupé de fossés boisés, est celui d’une continuelle forêt, et rappelle l’Angleterre. Des vallons étroits et profonds où coulent, parmi des saulaies et des chenevières, de petites rivières non navigables, présentent des perspectives riantes et solitaires. Les futaies à fond de bruyères et à cépées de houx, habitées par des sabotiers, des charbonniers et des verriers tenant du gentilhomme, du commerçant et du sauvage; les landes nues, les plateaux pelés, les champs rougeâtres de sarrasin qui séparent ces vallons entre eux, en font mieux sentir la fraîcheur et l’agrément. Sur les côtes se succèdent des tours à fanaux, des clochers de la renaissance, des vigies, des ouvrages romains, des monuments druidiques, des ruines de châteaux: la mer borde le tout.»
[168]
«J’ai vu dans l’île de Céos un bas-relief antique qui représentait les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès.»
[169]
«Quelques fenêtres grillées, d’