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La voiture s’arrêta au pied du perron; mon père vint au-devant de nous. La réunion de la famille[170] adoucit si fort son humeur pour le moment, qu’il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montâmes le perron; nous pénétrâmes dans un vestibule sonore, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure[171].

De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment regardant au midi sur l’étang, et jointif des deux petites tours. Le château entier avait la figure d’un char à quatre roues. Nous nous trouvâmes de plain-pied dans une salle jadis appelée la salle des Gardes. Une fenêtre s’ouvrait à chacune de ses extrémités; deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d’épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l’une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l’étage supérieur: tel était ce corps de logis.

Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du côté de la Cour Verte, se composait d’une espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine; il s’accroissait du vestibule, du perron et d’une chapelle. Au-dessus de ces pièces était le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommé d’un plafond semé d’écussons coloriés et d’oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et tréflées étaient si profondes qu’elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l’édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés, dont les ramifications étaient inconnues; partout silence, obscurité et visage de pierre: voilà le château de Combourg.

Un souper servi dans la salle des Gardes, et où je mangeai sans contrainte, termina pour moi la première journée heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coûte peu; s’il est cher, il n’est pas d’une bonne espèce.

À peine fus-je réveillé le lendemain que j’allai visiter les dehors du château, et célébrer mon avènement à la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on était assis sur le diazome[172] de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et, au delà de cette cour, un potager étendu entre deux futaies: l’une à droite (le quinconce par lequel nous étions arrivés), s’appelait le petit Mail; l’autre, à gauche, le grand Maiclass="underline" celle-ci était un bois de chênes, de hêtres, de sycomores, d’ormes et de châtaigniers. Madame de Sévigné vantait de son temps ces vieux ombrages[173]; depuis cette époque, cent quarante années avaient été ajoutées à leur beauté.

Du côté opposé, au midi et à l’est, le paysage offrait un tout autre tableau: par les fenêtres de la grand’salle, on apercevait les maisons de Combourg[174], un étang, la chaussée de cet étang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin à eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et séparée de l’étang par la chaussée. Au bord de cette prairie, s’allongeait un hameau dépendant d’un prieuré fondé en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et où l’on voyait sa statue mortuaire, couchée sur le dos, en armure de chevalier. Depuis l’étang, le terrain s’élevant par degrés formait un amphithéâtre d’arbres, d’où sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l’horizon, entre l’occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. Une terrasse bordée de grands buis taillés circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries, et allait, à diverses reprises, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail.

Si, d’après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au château[175]? Je ne le crois pas; et cependant ma mémoire voit l’objet comme s’il était sous mes yeux; telle est dans les choses matérielles l’impuissance de la parole et la puissance du souvenir! En commençant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d’une complainte qui ne charmera que moi; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu’il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d’écho en écho pour retentir du bord d’un torrent au bord opposé?

Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s’étaient à peine écoulés que je vis arriver l’abbé Porcher, principal du collège de Dol; on me remit entre ses mains, et je le suivis malgré mes pleurs.

Je n’étais pas tout à fait étranger à Dol; mon père en était chanoine, comme descendant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d’une première stalle dans le chœur de la cathédrale. L’évêque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d’une grande modération politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l’abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du Martyre[176]. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l’abbé Leprince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie: c’était un homme d’esprit, d’une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m’apprendre mon Bezout; l’abbé Égault, régent de troisième, devint mon maître de latin; j’étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune.

Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s’accoutumer à la cage d’un collège et régler sa volée au son d’une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n’y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n’avait pas même d’argent la semaine; je ne m’enrôlai point non plus dans une clientèle, car je hais les protecteurs. Dans les jeux, je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené: je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré.

Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion; j’exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance: simple sous-lieutenant que j’étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d’où cela venait, n’était peut-être ma facilité à entrer dans l’esprit et à prendre les mœurs des autres. J’aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m’est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés[177]. Très peu sensible à l’esprit, il m’est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j’ai grand’peine à ne pas morguer; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j’en suis tout embarrassé[178].

Des qualités que ma première éducation avait laissées dormir s’éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j’apportai une clarté de conception qui étonnait l’abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre; j’attendais l’heure des leçons de latin avec une sorte d’impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. En moins d’un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l’abbé Égault m’appelait l’Élégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades.

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[170]

«L’arrivée de sa famille dans un lieu où il vivait selon ses goûts…» Manuscrit de 1826. – «La réunion de la famille dans le lieu de son choix…» Manuscrit de 1834.

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[171]

«Cette cour était formée par le corps de logis d’entrée, par un autre corps de logis parallèle, qui réunissait également deux tours plus petites que les premières, et par deux autres courtines qui rattachaient la grande et la grosse tour aux deux petites tours. Le château entier avait la figure d’un char à quatre roues.» Manuscrits de 1826 et de 1834.

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[172]

diazome — Dans les théâtres grecs, passages concentriques ménagés de distance en distance entres les gradins, et permettant la circulation. Du grec ancien διάζωμα, diazôma («ceinture»).

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[173]

«Mme de Sévigné vantait en 1669 ces vieux ombrages.» – Manuscrit de 1826.

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[174]

«On apercevait le haut clocher de la paroisse et les maisons confuses de Combourg…» Manuscrit de 1826.

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[175]

Le château qui fut comme la seconde patrie de Chateaubriand appartient toujours à sa famille. Mme la comtesse de Chateaubriand, née Bernon de Rochetaillée, veuve du comte Geoffroy de Chateaubriand, petit-neveu de l’auteur du Génie du Christianisme, habite Combourg la plus grande partie de l’année et y conserve avec un soin pieux tout ce qui rappelle la mémoire du grand écrivain.

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[176]

Urbain-René De Hercé, né à Mayenne le 6 février 1726, sacré évêque de Dol le 5 juillet 1757. Il fut fusillé, le 28 juillet 1795, non à Quiberon, dans le Champ du martyre, mais à Vannes, sur la promenade de la Garenne, en même temps que Sombreuil et quatorze autres victimes, parmi lesquelles était son frère, François de Hercé, grand-vicaire de Dol, né à Mayenne, le 8 mai 1733. (Voir les Débris de Quiberon, par Eugène de la Gournerie, p. 13. – Consulter aussi, dans l’Histoire de la persécution révolutionnaire en Bretagne, par l’abbé Tresvaux, la notice sur Mgr. de Hercé. Il était le cinquième des dix-neuf enfants vivants de Jean-Baptiste de Hercé et de Françoise Tanquerel.)

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[177]

Après avoir cité ce passage, M. de Marcellus ajoute: «J’ai eu bien des fois l’occasion de constater l’exactitude de ces traits si habilement tirés du caractère de M. de Chateaubriand, si justes et si vrais sous sa main, qu’on croirait impossible de les dessiner soi-même.» (Chateaubriand et son temps, p. 15.)

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[178]

«Depuis que j’ai acquis une malheureuse célébrité, il m’est arrivé de passer des jours, des mois entiers avec des personnes qui ne se souvenaient plus que j’avais fait des livres; moi-même je l’oubliais, si bien que cela nous paraissait à tous une chose de l’autre monde. Écrire aujourd’hui m’est odieux, non que j’affecte un sot dédain pour les lettres, mais c’est que je doute plus que jamais de mon talent, et que les lettres ont si cruellement troublé ma vie que j’ai pris mes ouvrages en aversion.» Manuscrit de 1826.