Quant à ma mémoire, en voici deux traits. J’appris par cœur mes tables de logarithmes: c’est-à-dire qu’un nombre étant donné dans la proportion géométrique, je trouvais de mémoire son exposant dans la proportion arithmétique, et vice versa.
Après la prière du soir que l’on disait en commun à la chapelle du collège, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d’en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourants de sommeil à la prière; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n’être pas aperçus et conséquemment interrogés. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée. Un soir, j’avais eu le bonheur de gagner ce port et je m’y croyais en sûreté contre le principal; malheureusement, il signala ma manœuvre et résolut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d’un sermon; chacun s’endormit. Je ne sais par quel hasard je restai éveillé dans mon confessionnal. Le principal, qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout à coup, m’apostrophant, il me demanda ce qu’il avait lu.
Le second point du sermon contenait une énumération des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et répétai presque mot à mot plusieurs pages d’une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d’applaudissement s’éleva dans la chapelle: le principal m’appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu’à l’heure du déjeuner. Je me dérobai modestement à l’admiration de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée.
Cette mémoire des mots, qui ne m’est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j’aurai peut-être occasion de parler.
Une chose m’humilie: la mémoire est souvent la qualité de la sottise; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires; le génie ne pourrait rassembler ses idées; le cœur le plus affectueux perdrait sa tendresse s’il ne se souvenait plus; notre existence se réduirait aux moments successifs d’un présent qui s’écoule sans cesse: il n’y aurait plus de passé. Ô misère de nous! notre vie est si vaine qu’elle n’est qu’un reflet de notre mémoire.
J’allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée.
La terre de Combourg n’avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouët et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux; ces droits étaient de diverses sortes: les uns déterminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nés de l’ancien ordre politique; les autres ne semblaient avoir été dans l’origine que des divertissements.
Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques: les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelée l’Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d’une France qui n’est plus, regardaient ces jeux d’une France qui n’était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu.
La Quintaine conservait la tradition des tournois: elle avait sans doute quelques rapports avec l’ancien service militaire des fiefs. Elle est très bien décrite dans du Cange (voce Tana)[179]. On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu’à la valeur de deux moutons d’or à la couronne de 25 sols parisis chacun.
La foire appelée l’Angevine se tenait dans la prairie de l’Étang, le 4 septembre de chaque année, jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendre les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur; de là ils se rendaient à la foire pour établir l’ordre et prêter force à la perception d’un péage dû aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. À cette époque, mon père tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours: les maîtres dans la grande salle, au raclement d’un violon; les vassaux, dans la cour Verte, au nasillement d’une musette. On chantait, on poussait des huzzas, on tirait des arquebusades. Ces bruits se mêlaient aux mugissements des troupeaux de la foire; la foule vaguait dans les jardins et les bois, et du moins une fois l’an on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie.
Ainsi, j’ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de l’Homme; pour avoir vu la milice bourgeoise d’un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la révolution. Je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales.
Les visiteurs que l’on recevait au château se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue: ces honnêtes gens furent mes premiers amis. Notre vanité met trop d’importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d’une petite ville; le noble de cour se moque du noble de province; l’homme connu dédaigne l’homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions, et qu’ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent.
Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes[180] qui redisait de grandes histoires de Pondichéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l’entrepositaire des tabacs, M. Launay de La Billardière[181] père de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était mon camarade de jeux[182]. Le bonhomme s’avisa de vouloir être noble en 1789: il prenait bien son temps! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal Gesbert[183], le procureur fiscal Petit[184], le receveur Corvaisier[185], le chapelain l’abbé Chalmel[186], formaient la société de Combourg. Je n’ai pas rencontré à Athènes des personnages plus célèbres.
MM. du Petit-Bois[187], de Château d’Assie[188], de Tinténiac[189], un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particulièrement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari[190], de la femme extrêmement belle, d’une sœur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une métairie, qui n’attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n’ont point perdu de vue les tours du château que j’ai quitté depuis trente ans; ils font encore ce qu’ils faisaient lorsque j’allais manger le pain bis à leur table; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j’écris cette page: je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l’homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg, l’abbé Sévin[191], celui-là même dont j’écoutais le prône, a montré la même incrédulité: il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m’avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j’étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd’hui sous les travestissements du temps? Je serais obligé de leur dire mon nom avant qu’ils me voulussent presser dans leurs bras.
[179]
[180]
Dans cette peinture de la petite société de Combourg, Chateaubriand a été scrupuleusement exact, comme il le sera du reste en toute circonstance, ainsi qu’on le verra de plus en plus en avançant dans la lecture des
[181]
Gilles-Marie
[183]
Jean-Baptiste
[184]
Me René
[186]
L’abbé
[187]
Jean Anne
[188]
Michel-Charles
[189]
Des Tinténiac, en résidence momentanée chez des amis habitant le pays, auront sans doute fait au château de Combourg des visites dont Chateaubriand avait gardé le souvenir; mais il n’y avait pas de Tinténiac établis à Combourg ou dans les paroisses environnantes.
[190]
Nicolas-Pierre
[191]
René-Malo Sévin fut nommé recteur de la paroisse de Combourg en 1776. Il refusa de prêter serment à la constitution civile du clergé, et passa à Jersey en 1792. Rentré en 1797, il fut réinstallé en 1803 à la cure de Combourg et y mourut en 1817.