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Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s’était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l’homme? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l’idée de la vengeance; je m’aurais voulu battre contre l’assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né: dans le premier moment d’une offense, je la sens à peine; mais elle se grave dans ma mémoire; son souvenir, au lieu de décroître, s’augmente avec le temps; il dort dans mon cœur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais aucun mal; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j’en perds l’envie; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m’ont cru faire céder en m’opprimant se sont trompés; l’adversité est pour moi ce qu’était la terre pour Antée: je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m’avait enlevé dans ses bras, il m’eût étouffé.

* * *

Je retournai à Dol, à mon grand regret. L’année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s’établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg; M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti: l’un était le duc de Saint-Simon[192], et l’autre le marquis de Causans[193]. Vingt officiers étaient tous les jours invités à la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C’est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wignacourt[194], galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête.

Quand j’entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste; je cherchais à deviner ce que c’était que la société: je découvrais quelque chose de confus et de lointain; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l’innocence, en jetant les yeux sur le monde, j’avais des vertiges, comme lorsqu’on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.

Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte: mon père y consentit.

Je fus conduit à Saint-Malo par M. de La Morandais, très bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg[195]. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d’argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à califourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit: j’étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, «on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, et l’on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu’il était plus léger que son camarade, pour faire le contrepoids.» (Mémoires du président de Lamoignon.)

M. de La Morandais prit des chemins de traverse:

Moult volontiers, de grand’manière, Alloit en bois et en rivière; Car nulles gens ne vont en bois Moult volontiers comme François.

Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de bénédictins qui, faute d’un nombre suffisant de moines, venait d’être réunie à un chef-lieu de l’ordre. Nous n’y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l’exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l’ancienne bibliothèque du prieur; nous mangeâmes quantité d’œufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. À travers l’arcade d’un cloître, je voyais de grands sycomores qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l’air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon cœur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m’a rappelé depuis le dépouillement de l’abbaye qui en fut pour moi le pronostic.

Arrivé à Saint-Malo, j’y trouvai le marquis de Causans; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d’armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisgarein, un peu boiteuse, mais charmante[196]: cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore aujourd’hui M. Lacretelle l’aîné[197] Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie? «À mesure que la mémoire de mes privés amis, dit Montaigne, leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté; s’il ne l’est pas, vous êtes à maudire ou l’heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J’ai vu des récits bien plaisans devenir très ennuyeux en la bouche d’un seigneur.» J’ai peur d’être ce seigneur.

Mon frère était à Saint-Malo lorsque M. de La Morandais m’y déposa. Il me dit un soir: «Je te mène au spectacle: prends ton chapeau.» Je perds la tête; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J’avais rencontré des marionnettes; je supposais qu’on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue.

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[192]

Claude-Anne, vicomte, puis marquis, puis duc de Saint-Simon, de la branche de Montbléru, fils de Louis-Gabriel, marquis de Saint-Simon, et de Catherine-Marguerite-Jaquette Pineau de Viennay, naquit au château de la Faye (Charente). Entré très jeune au service militaire, il fut nommé, le 3 janvier 1770, brigadier, puis, le 29 juin 1775, colonel du régiment de Touraine. Il prit part à la guerre d’Amérique, fut élu, en 1789, par le bailliage d’Angoulême, député de la noblesse aux États-Généraux, émigra en Espagne, y prit du service et devint capitaine-général de la Vieille-Castille. Le roi Charles IV le nomma grand d’Espagne en 1803. En 1808, lors de la prise de Madrid par les Français, il fut blessé et fait prisonnier; condamné à mort par un conseil de guerre, il obtint une commutation de peine et fut enfermé dans la citadelle de Besançon, où il resta jusqu’à la chute de l’Empire. Il retourna alors en Espagne et fut créé duc par Ferdinand VII. Il mourut à Madrid le 3 janvier 1819.

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[193]

J’ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distingué par sa fidélité et ses vertus chrétiennes. (Note de Genève, 1831.) Ch.

Cette note de 1831, relative au marquis de Causans, remplace les lignes suivantes du Manuscrit de 1826, écrites au lendemain de l’ordonnance du 5 septembre 1816, qui prononçait la dissolution de la Chambre introuvable: «J’ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant ce dernier, distingué par ses vertus chrétiennes, dans cette chambre des députés qui fera à jamais l’honneur et les regrets de la France, quand le temps des factions sera passé et celui de la justice venu; dans cette Chambre que la Providence avait envoyée pour sauver la France et l’Europe, qui n’a pu être cassée que par un véritable crime politique, et dont la gloire survivra à la renommée des misérables ministres qui s’en firent les persécuteurs.» – Causans de Mauléon (Jacques-Vincent, marquis de), né le 31 juillet 1751, était colonel du régiment de Conti, lorsqu’il fut élu député de la noblesse aux États-Généraux pour la principauté d’Orange. Le 17 avril 1790, il fut promu maréchal de camp. La Restauration le nomma lieutenant-général le 23 août 1814. Élu député de Vaucluse à la Chambre introuvable, le 24 août 1815; réélu le 4 octobre 1816; éliminé au renouvellement par cinquième de 1819, renvoyé à la Chambre des députés le 24 avril 1820, il y siégea jusqu’à sa mort, arrivée le 24 avril 1824.

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[194]

Wignacourt (Antoine-Louis, marquis de), fils de Louis-Daniel, marquis de Wignacourt, et de Marie-Julie de Maizières, né le 22 janvier 1753. Il est porté sur l’État militaire de la France pour 1784 comme mestre de camp lieutenant-colonel en second du régiment de Conti, chevalier de Saint-Louis.

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[195]

François-Placide Maillard, seigneur de la Morandais, marié en 1757 à Gillette Dastin et père de quinze enfants, dont le dernier, né à Combourg en 1777, eut pour parrain M. de Chateaubriand, père du grand écrivain. Les Maillard de la Morandais étaient d’ancienne noblesse, et de la même famille que les Maillard de Belestre et des Portes, de l’évêché de Nantes, qui ont été maintenus en 1670, après avoir fait preuve de huit générations nobles. Seulement, ceux qui s’étaient établis à Combourg avaient singulièrement dérogé, à raison de leur pauvreté. Les actes paroissiaux qui les concernent ne leur donnent que des qualifications bourgeoises. François-Placide de la Morandais est décédé à Combourg le 30 août 1779.

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[196]

Le prince Eugène de Savoie-Carignan, né le 22 septembre 1753, était le fils cadet du prince Louis-Victor de Savoie Carignan et de la princesse Christine-Henriette de Hesse-Rheinfelds-Rothembourg. Frère de la princesse de Lamballe, il entra au service de France sous le nom de comte de Villefranche (Villafranca) et fut placé à la tête du régiment de son nom. Le 22 septembre 1781, il épousa, dans la chapelle du château du Parc, en la paroisse de Saint-Méloir-des-Ondes, à quelques lieues de Saint-Malo, Élisabeth-Anne Magon de Boisgarein, fille de Jean-François-Nicolas Maçon, seigneur de Boisgarein et de Louise de Karuel. Ce mariage fut annulé par le Parlement, à la requête des parents du prince. Celui-ci lutta désespérément pour faire reviser cet arrêt. Les tristesses de cette lutte abrégèrent sans doute ses jours, car une mort prématurée l’enleva, le 30 juin 1785. – Un fils était né de cette union, le 30 septembre 1783: il se fit soldat sous Napoléon et fut nommé, pendant la campagne de Russie, colonel d’un régiment de hussards. Des lettres-patentes de 1810 lui conférèrent le titre de baron. Louis XVIII, en 1814, lui rendit son ancien titre de comte de Villefranche. Il devint officier-général et mourut le 15 octobre 1825. – Il avait épousé, le 9 octobre 1810, Pauline-Antoinette Bénédictine-Marie de Quélen d’Estuer de Caussade, fille du duc de la Vauguyon; le fils issu de ce mariage, Eugène-Emmanuel-Joseph-Marie-Paul-François, reprit le rang de ses ancêtres, lorsque la branche de Carignan monta sur le trône de Sardaigne avec le roi Charles-Albert, petit-neveu du mari de Mlle de Boisgarein. Le petit-fils de cette dernière, par décret royal du 18 avril 1834, fut reconnu héritier présomptif de la couronne, en cas d’extinction de la branche régnante. À plusieurs reprises, pendant que le roi était à la tête de son armée, lors des guerres de l’indépendance italienne, le prince Eugène de Savoie-Carignan remplit les fonctions de lieutenant-général du royaume. Il est mort le 15 décembre 1886, laissant de son mariage morganatique avec Dlle Félicité Crosic, contracté le 25 novembre 1863, six enfants, dont trois fils, qui sont aujourd’hui les derniers descendants par les mâles du mariage romanesque célébré, le 22 septembre 1781, dans la chapelle du château du Parc. Le roi d’Italie leur a accordé, en 1888, le nom de Villafranca-Soissons, avec le titre de comte.

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[197]

Lacretelle (Pierre-Louis) dit l’Aîné (1751–1824), membre de l’Académie française. Avocat à Metz, puis à Paris, il plaida peu, mais ses mémoires judiciaires lui valurent une assez grande célébrité.