Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s’était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l’homme? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l’idée de la vengeance; je m’aurais voulu battre contre l’assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né: dans le premier moment d’une offense, je la sens à peine; mais elle se grave dans ma mémoire; son souvenir, au lieu de décroître, s’augmente avec le temps; il dort dans mon cœur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais aucun mal; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j’en perds l’envie; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m’ont cru faire céder en m’opprimant se sont trompés; l’adversité est pour moi ce qu’était la terre pour Antée: je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m’avait enlevé dans ses bras, il m’eût étouffé.
Je retournai à Dol, à mon grand regret. L’année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s’établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg; M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti: l’un était le duc de Saint-Simon[192], et l’autre le marquis de Causans[193]. Vingt officiers étaient tous les jours invités à la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C’est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wignacourt[194], galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête.
Quand j’entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste; je cherchais à deviner ce que c’était que la société: je découvrais quelque chose de confus et de lointain; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l’innocence, en jetant les yeux sur le monde, j’avais des vertiges, comme lorsqu’on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.
Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte: mon père y consentit.
Je fus conduit à Saint-Malo par M. de La Morandais, très bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg[195]. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d’argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à califourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit: j’étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, «on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, et l’on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu’il était plus léger que son camarade, pour faire le contrepoids.» (Mémoires du président de Lamoignon.)
M. de La Morandais prit des chemins de traverse:
Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de bénédictins qui, faute d’un nombre suffisant de moines, venait d’être réunie à un chef-lieu de l’ordre. Nous n’y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l’exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l’ancienne bibliothèque du prieur; nous mangeâmes quantité d’œufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. À travers l’arcade d’un cloître, je voyais de grands sycomores qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l’air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon cœur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m’a rappelé depuis le dépouillement de l’abbaye qui en fut pour moi le pronostic.
Arrivé à Saint-Malo, j’y trouvai le marquis de Causans; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d’armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisgarein, un peu boiteuse, mais charmante[196]: cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore aujourd’hui M. Lacretelle l’aîné[197] Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie? «À mesure que la mémoire de mes privés amis, dit Montaigne, leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté; s’il ne l’est pas, vous êtes à maudire ou l’heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J’ai vu des récits bien plaisans devenir très ennuyeux en la bouche d’un seigneur.» J’ai peur d’être ce seigneur.
Mon frère était à Saint-Malo lorsque M. de La Morandais m’y déposa. Il me dit un soir: «Je te mène au spectacle: prends ton chapeau.» Je perds la tête; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J’avais rencontré des marionnettes; je supposais qu’on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue.
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Claude-Anne, vicomte, puis marquis, puis duc de Saint-Simon, de la branche de Montbléru, fils de Louis-Gabriel, marquis de Saint-Simon, et de Catherine-Marguerite-Jaquette Pineau de Viennay, naquit au château de la Faye (Charente). Entré très jeune au service militaire, il fut nommé, le 3 janvier 1770, brigadier, puis, le 29 juin 1775,
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J’ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distingué par sa fidélité et ses vertus chrétiennes. (Note de Genève, 1831.) Ch.
Cette note de 1831, relative au marquis de Causans, remplace les lignes suivantes du
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François-Placide
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Le prince Eugène de
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