Si cet homme m’eût annoncé qu’il commuait cette peine en celle de mort, j’aurais éprouvé un mouvement de joie. L’idée de la honte n’avait point approché de mon éducation sauvage: à tous les âges de ma vie, il n’y a point de supplice que je n’eusse préféré à l’horreur d’avoir à rougir devant une créature vivante. L’indignation s’éleva dans mon cœur; je répondis à l’abbé Égault, avec l’accent non d’un enfant, mais d’un homme, que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l’anima; il m’appela rebelle et promit de faire un exemple. «Nous verrons,» répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit.
Nous retournâmes au collège; le régent me fit entrer chez lui et m’ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l’abbé Égault qu’il m’avait appris le latin; que j’étais son écolier, son disciple, son enfant; qu’il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable; qu’il pouvait me mettre en prison, au pain et à l’eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums; que je lui saurais gré de cette clémence et l’en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m’épargner: il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu’il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit; il m’allonge à travers le lit des coups de férule. Je m’entortille dans la couverture, et m’animant au combat, je m’écrie:
Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi; il parla d’armistice: nous conclûmes un traité; je convins de m’en rapporter à l’arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j’avais repoussée. Quand l’excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de cœur et de reconnaissance, qu’il ne put s’empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat qui me fit rendre cet honneur devenu l’idole de ma vie, et auquel j’ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune.
Les vacances où j’entrai dans ma douzième année furent tristes; l’abbé Leprince m’accompagna à Combourg. Je ne sortais qu’avec mon précepteur; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine; il était mélancolique et silencieux; je n’étais guère plus gai. Nous marchions des heures entières à la suite l’un de l’autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans les bois; M. Leprince se tourna vers moi et me dit: «Quel chemin faut-il prendre?» je répondis sans hésiter: «Le soleil se couche; il frappe à présent la fenêtre de la grosse tour: marchons par là» M. Leprince raconta le soir la chose à mon père: le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts d’Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg: mes souvenirs se font écho.
L’abbé Leprince désirait que l’on me donnât un cheval; mais dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J’étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n’était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desultorios equos,[200] et façonnés à secourir leur maître; c’était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j’aie mené la vie d’un Tartare, et, contre l’effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d’élégance que de solidité.
La fièvre tierce, dont j’avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d’orviétan passa dans le village; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans: il envoya chercher l’empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d’or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d’un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes.
Il ouvre mes rideaux, me tâte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père approuvait l’affaire, car il prétendait que toute maladie venait d’indigestion, et que pour toute espèce de maux il fallait purger son homme jusqu’au sang.
Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci épouvanté, met habit bas, retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. À chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens; il répétait mes cris et ajoutait après: «Che? monsou Lavandier!» Ce monsieur Lavandier était le pharmacien du village[201], qu’on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu’il m’arrachait.
On arrêta les effets de cette trop forte dose d’émétique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j’aie vu était un chanoine de Saint-Malo; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est notre amie: néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante.
On me renvoya au collège à la fin de l’automne.
De Dieppe où l’injonction de la police m’avait obligé de me réfugier, on m’a permis de revenir à la Vallée-aux-Loups, où je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce moment même envahit ma patrie; j’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l’invasion des Barbares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour[202]; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d’un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense!
Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n’était pas consacré à l’étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d’une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu’en perdant l’innocence, la même partout. Alors les passions, modifiées par les climats, les gouvernements et les mœurs, font les nations diverses; le genre humain cesse de s’entendre et de parler le même langage: c’est la société qui est la véritable tour de Babel.
[201]
Maître Noël