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Je conçus encore le courage des martyrs; j’aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions.

J’aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu d’instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre; en voyant le même cœur éprouver, dans l’intervalle de trois ou quatre années, tout ce que l’innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus séduisant et de plus funeste, on choisira des deux joies; on verra de quel côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos.

Trois semaines après ma première communion, je quittai le collège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir: notre enfance laisse quelque chose d’elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique un parfum aux objets qu’elle a touchés. Je m’attendris encore aujourd’hui en songeant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L’abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu; l’abbé Égault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j’ai vu mourir le bon principal, l’abbé Porcher, au commencement de la Révolution: il était instruit, doux et simple de cœur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable.

* * *

Je trouvai à Combourg de quoi nourrir ma piété, une mission; j’en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l’évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix; j’aidai à la soutenir tandis qu’on la fixait sur sa base. Elle existe encore[205]: elle s’élève devant la tour où est mort mon père. Depuis trente années elle n’a vu paraître personne aux fenêtres de cette tour; elle n’est plus saluée des enfants du château; chaque printemps elle les attend en vain; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l’homme à sa maison. Heureux si ma vie s’était écoulée au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n’eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix!

Je ne tardai pas à partir pour Rennes: j’y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l’examen de garde-marine.

M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingués, l’abbé de Chateaugiron pour la seconde, l’abbé Germé pour la rhétorique, l’abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy[206] et Ginguené[207], sortis de ce collège, auraient fait honneur à Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny[208] avait aussi étudié à Rennes; j’héritai de son lit dans la chambre qui me fut assignée.

Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées[209]: je m’y habituai cependant. À la fête du principal, nous avions des jours de congé; nous chantions à tue-tête à sa louange de superbes couplets de notre façon, où nous disions:

Ô Terpsichore, ô Polymnie, Venez, venez remplir nos vœux; La raison même vous convie.

Je pris sur mes nouveaux camarades l’ascendant que j’avais eu à Dol sur mes anciens compagnons: il m’en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d’une humeur hargneuse; on s’envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor: nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d’une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félone ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s’il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s’avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait, comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulut être mon second dans une affaire que j’eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution[210]. Je tombai sous mon adversaire, je refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest[211] allant à l’échafaud: «Je ne crie merci qu’à Dieu.»

Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus depuis différemment célèbres: Moreau le général[212], et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd’hui prêtre en Amérique[213]. Il n’existe qu’un portrait de Lucile, et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan, pensionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d’éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m’empêcher de raconter un tour d’écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan.

Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien: il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre:

D’animaux malfaisants, c’était un fort bon plat.

Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier: le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.

Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l’entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d’heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s’arrête à la porte, écoute, regarde, n’aperçoit point de lumière[214]…………… «Qui est-ce qui a fait cela?» s’écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d’étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard: «Qu’est-ce donc, monsieur le préfet?» Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures.

On ne put rien tirer de nous: nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau: Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour; il engagea la tête dans cette taupinière, un porc accourut, et lui pensa manger la cervelle; Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin; Limoëlan démolit un mur, et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j’ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell barbouillant d’encre la figure d’un autre régicide, qui signait après lui l’arrêt de mort de Charles Ier.

Quoique l’éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit: le grand nombre de mes maîtres, et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J’avançai dans l’étude des langues; je devins fort en mathématiques, pour lesquelles j’ai toujours eu un penchant décidé: j’aurais fait un bon officier de marine ou de génie. En tout j’étais né avec des dispositions faciles: sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j’ai commencé par la poésie, avant d’en venir à la prose; les arts me transportaient; j’ai passionnément aimé la musique et l’architecture. Quoique prompt à m’ennuyer de tout, j’étais capable des plus petits détails; étant doué d’une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l’objet qui m’occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n’ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d’être achevée; il y a telle chose que j’ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d’ardeur le dernier jour que le premier.

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[205]

«De tout ce que j’ai planté à Combourg, une croix seule est restée debout, comme si je ne pouvais rien créer de durable que pour la douleur, ni marquer mon passage sur la terre autrement que par des monuments de tristesse.» Manuscrit de 1826.

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[206]

Geoffroy (Julien-Louis), né à Rennes le 17 août 1743, mort à Paris le 24 février 1814. Créateur du feuilleton littéraire, il fut de 1808 à 1814, le prince des critiques. Ses articles ont été réunis en six volumes, sous le titre de Cours de littérature dramatique. Il avait été élève du collège de Rennes, de 1750 à 1758. – Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l’Empire, par Charles-Marc Des Granges, un vol. in-8° 1897.

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[207]

Ginguené (Pierre-Louis), né à Rennes le 25 avril 1748, mort à Paris le 16 novembre 1816. Placé au collège de Rennes, il y commença ses études sous les jésuites et les termina, après leur expulsion (en 1762), sous les prêtres séculiers qui leur succédèrent. Son ouvrage le plus important est l’Histoire littéraire d’Italie (Paris, 1811–1824, 9 vol. in-8°).

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[208]

Parny (Evariste-Désiré De Forges de), né à l’île Bourbon le 6 février 1753, mort à Paris le 5 décembre 1814. À l’âge de 9 ans, il fut envoyé en France et mis au collège de Rennes; il y fit ses études avec Ginguené, lequel plus tard a publiquement payé sa dette à ses souvenirs par une agréable épître de 1790, et par son zèle à défendre la Guerre des Dieux dans la Décade. (Sainte-Beuve, Portraits contemporains et divers, tome III, p. 124.)

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[209]

Le Collège de Rennes était un des plus importants de France. Il avait été fondé par les Jésuites en 1607. Lorsqu’ils le quittèrent, en 1762, un collège communal, aussitôt organisé, fut installé dans les bâtiments qu’ils venaient de quitter. C’est encore dans le même local qui se trouve aujourd’hui le lycée de Rennes, mais l’étendue en a été fort réduite. Il faut, pour avoir une idée de ce qu’était, au XVIIIe siècle, ce collège qui semblait «un monde» à Chateaubriand, consulter les plans que l’autorité royale fit dresser pendant sa procédure contre les Jésuites, plans qui furent envoyés à la cour de Rome et dont le Cabinet des Estampes possède un double, en 5 vol. in-f°. En 1761, le collège de Rennes comptait 4,000 élèves. Histoire de Rennes, par Ducrest et Maillet, p. 229. – Rennes ancien et moderne, par Ogée et Marteville, tome I, p. 204, 235, 237. – Geoffroy, par Charles-Marc Des Granges, p. 3 et suivantes.

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[210]

«… Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui eut l’honneur d’être la première victime de la Révolution. Il fut tué dans les rues de Rennes en se rendant avec son père à la Chambre de la noblesse.» Manuscrit de 1826. – André-François-Jean du Rocher de Saint-Riveul, née à Plénée, fils de Henri du Rocher, comte de Saint-Riveul, et de Anne-Bernardine Roger. Il n’était âgé que de 17 ans, lorsqu’il fut tué, le 27 janvier 1789.

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[211]

Jean Desmarest, avocat général au Parlement de Paris, décapité en 1383. On l’accusait d’avoir encouragé par sa faiblesse, l’année précédente, la révolte et les excès des Maillotins.

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[212]

Moreau Jean-Victor, né à Morlaix le 11 août 1763, mort à Lauen le 2 septembre 1813.

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[213]

Joseph-Pierre Picot de Limoëlan de Clorivière était exactement du même âge que Chateaubriand. Il était né à Broons le 4 novembre 1768. Après avoir été camarades de collège à Rennes, ils se retrouvèrent à l’école ecclésiastique de la Victoire à Dinan. Entré dans l’armée à l’âge de quinze ans, Limoëlan était officier du roi Louis XVI lorsqu’éclata la Révolution. Il émigra, puis rentra bientôt en Bretagne, chouanna dans les environs de Saint-Méen et de Gaël et devint adjudant-général de Georges Cadoudal. En 1798, il remplaça temporairement Aimé du Boisguy dans le commandement de la division de Fougères. À la fin de 1799, alors que la plupart des autres chefs royalistes se voyaient contraints de déposer les armes, il refusa d’adhérer à la pacification et vint à Paris. Il était à la veille d’épouser une charmante jeune fille de Versailles, Mlle Julie d’Albert, à laquelle il était fiancé depuis plusieurs années, lorsqu’eut lieu, rue Saint-Nicaise, l’explosion de la machine infernale (3 nivôse an VIII – 24 décembre 1799). Limoëlan avait été l’un des principaux agents du complot. Grâce au dévouement de sa fiancée, il put échapper aux recherches de la police, gagner la Bretagne et s’embarquer pour l’Amérique. Son premier soin, en arrivant à New-York, fut d’écrire à la famille de Mlle d’Albert, lui demandant de venir le rejoindre aux États-Unis, où le mariage serait célébré. La réponse fut terrible pour Limoëlan. Mlle d’Albert, au moment où il courait les plus grands dangers, avait fait vœu de se consacrer à Dieu, si son fiancé parvenait à s’échapper. Fidèle à sa promesse, elle le suppliait d’oublier le passé pour ne songer qu’à l’avenir éternel. Le jeune officier entra en 1808 au séminaire de Baltimore. Commençant une vie nouvelle, il abandonna le nom de Limoëlan pour prendre celui de Clorivière, sous lequel il est uniquement connu aux États-Unis. Il fut ordonné prêtre au mois d’août 1812 et devint curé de Charleston. Lorsque, deux ans plus tard, l’abbé de Clorivière apprit la restauration des Bourbons, le chef royaliste se retrouva sous le prêtre, et il entonna avec enthousiasme dans son église un Te Deum d’actions de grâces. En 1815, il se rendit en France, mais dans l’unique but de liquider ce qui lui restait de sa fortune, afin d’en rapporter le produit en Amérique et de l’employer tout entier à l’avantage de la religion. En 1820, il fut nommé directeur du couvent de la Visitation de Georgetown. Ce couvent avait été fondé, en 1805, par une pieuse dame irlandaise, miss Alice Lalor, et un assez grand nombre de saintes filles y avaient pris le voile à son exemple. Mais, en 1820, l’établissement, privé de toutes ressources financières, végétait péniblement, et les bonnes sœurs se voyaient menacées chaque année d’être dispersées. L’abbé de Clorivière se chargea d’assurer l’avenir de cette utile fondation. Il construisit à ses frais un pensionnat pour l’éducation des jeunes personnes, et une élégante chapelle, dédiée au Sacré-Cœur de Jésus. Il contribua aussi par de larges donations à l’établissement d’un externat gratuit pour les enfants pauvres. C’est dans le monastère même dont il est le second fondateur que l’abbé de Clorivière mourut, le 20 septembre 1826, laissant une mémoire qui est encore en vénération aux États-Unis. – Mlle Julie d’Albert lui survécut longtemps. Elle resta fidèle à son vœu de célibat et refusa les nombreux partis qui se présentèrent à elle dans sa jeunesse. Mais elle ne se sentit pas la vocation d’entrer au couvent, et après plusieurs tentatives, qui montrèrent que la vie religieuse ne lui convenait pas, elle obtint, à l’âge de cinquante ans, du pape Grégoire XVI, d’être relevée du vœu imprudent qu’elle avait formé. Elle est morte à Versailles, dans un âge avancé, après une vie consacrée tout entière à l’exercice de la piété et de la charité. – L’abbé de Clorivière avait écrit, sur les événements auxquels il avait pris part en France, de volumineux mémoires. Arrivé à la fin de la relation de chaque année, il cachetait le cahier et ne l’ouvrait plus. «Ces cahiers, dit-il plus d’une fois aux bonnes sœurs de Georgetown, contiennent beaucoup de faits intéressants et importants pour l’histoire et la religion.» Par son testament, il ordonna de brûler ses cahiers. Cette clause a été fidèlement observée à sa mort, et on doit le regretter vivement pour l’histoire. Au moment de mourir, l’abbé de Clorivière ne voulait pas qu’il restât rien de ce qui avait été Limoëlan. Limoëlan pourtant vivra. Dans le temps même où il donnait l’ordre de détruire ses Mémoires. Chateaubriand écrivait les siens et assurait ainsi l’immortalité à son camarade de collège. Voir dans la Revue de Bretagne et de Vendée, tome VIII, p. 343, la notice sur l’Abbé de Clorivière, par C. de Laroche-Héron (Henry de Courcy.)

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[214]

Chateaubriand glisse ici sur cette petite aventure de collège; dans le Manuscrit de 1826, il avait un peu plus appuyé, n’omettant aucun détail. Voici cette première version: «Un quart d’heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions fort suspects, il s’arrête à notre porte, écoute, regarde, n’aperçoit point de lumière, croit le trou bouché, y enfonce imprudemment le doigt… Qu’on juge de sa colère? «Qui a fait cela?» s’écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d’éclater de rire et Gesril de dire en nasillant avec un air moitié niais, moitié goguenard: «Qu’est-ce donc, monsieur le préfet?» Quand nous sûmes ce que c’était, nous voilà, Saint-Riveul et moi, à nous pâmer de rire comme Limoëlan, à nous boucher le nez et à nous coucher sous nos couvertures, tandis que Gesril, se levant en chemise, offrit gravement au préfet sa cuvette et son pot à l’eau.»