Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J’étais habile aux échecs, adroit au billard, à la chasse, au maniement des armes; je dessinais passablement; j’aurais bien chanté, si l’on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai point senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encore moins la morgue et l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs.
Je passai deux ans au collège de Rennes: Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième sœur, se maria dans le cours de ces deux années: elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s’établit avec son mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux sœurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j’assistai à la noce[215]. J’y rencontrai cette comtesse de Tronjoli[216] qui se fit remarquer par son intrépidité à l’échafaud: cousine et intime amie du marquis de La Rouërie, elle fut mêlée à sa conspiration. Je n’avais encore vu la beauté qu’au milieu de ma famille; je restai confondu en l’apercevant sur le visage d’une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m’ouvrait une nouvelle perspective; j’entendais la voix lointaine et séduisante des passions qui venaient à moi; je me précipitais au-devant de ces sirènes, attiré par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prêtre d’Éleusis, j’avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens, pouvaient-ils s’appeler baumes,[217] ainsi que les poésies de l’hiérophante?
Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j’éprouvai en sortant du petit collège de Dol; peut-être n’avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout; le temps commençait à la déclore. J’eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d’escadre215], dont un des fils[219] officier très distingué d’artillerie dans les armées de Bonaparte, a épousé la fille unique[220] de ma sœur la comtesse de Farcy.
Arrivé à Brest, je ne trouvai point mon brevet d’aspirant; je ne sais quel accident l’avait retardé. Je restai ce qu’on appelait soupirant, et, comme tel, exempt d’études régulières. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, à une table d’hôte d’aspirants, et me présenta au commandant de la marine, le comte Hector[221].
Abandonné à moi-même pour la première fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma société habituelle se réduisit à mes maîtres d’escrime, de dessin et de mathématiques.
Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait à Brest l’extrémité de la péninsule armoricaine: après ce cap avancé, il n’y avait plus rien qu’un océan sans bornes et des mondes inconnus; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule: constructeurs, matelots, militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s’embarquaient, des pilotes commandaient la manœuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d’où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine, des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d’artillerie. Ici des charrettes s’avançaient dans l’eau à reculons pour recevoir des chargements; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins.
Mon esprit se remplissait d’idées vagues sur la société, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait; je quittais le mât sur lequel j’étais assis; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port; j’arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là ne voyant plus rien qu’une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regardant couler l’eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l’oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m’apportait le son du canon d’un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux.
Un jour, j’avais dirigé ma promenade vers l’extrémité extérieure du port, du côté de la mer: il faisait chaud; je m’étendis sur la grève et m’endormis. Tout à coup je suis réveillé par un bruit magnifique; j’ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirèmes dans les mouillages de la Sicile, après la victoire sur Sextus Pompée; les détonations de l’artillerie se succédaient; la rade était semée de navires: la grande escadre française rentrait après la signature de la paix. Les vaisseaux manœuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, présentaient la poupe, la proue, le flanc, s’arrêtaient en jetant l’ancre au milieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m’a jamais donné une plus haute idée de l’esprit humain; l’homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer: «Tu n’iras pas plus loin. Non procedes amplius.»
Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu’on apporte d’un autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l’honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d’Estaing, échappés aux coups de l’ennemi, devaient tomber sous ceux des Français!
Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu’un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou: c’était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d’un coup d’épée qu’il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l’ai vu qu’une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque; je dirai plus tard en quelle occasion. L’apparition et le départ subit de Gesril me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie: il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée.
[215]
Le mariage de la troisième sœur de Chateaubriand avec Annibal Pierre-François
[216]
Il s’agit ici de Thérèse-Josèphe de
[217]
Allusion au titre des hymnes mystiques d’Orphée qui s’appelaient
[218]
[219]
Hyacinthe-Eugène-Pierre
[220]
Pauline-Zoé-Marie de
[221]
Charles-Jean, comte