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On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j’en puis parler comme d’un mal, quel qu’ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d’un autre mot pour m’exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j’eusse été plus heureux: celui qui, sans m’ôter l’esprit, fût parvenu à tuer ce qu’on appelle mon talent, m’aurait traité en ami.

Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d’Hector, j’entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu’ils avaient parcourus: l’un arrivait de l’Inde, l’autre de l’Amérique; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse[222] dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J’écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeiclass="underline" je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues.

Quoi qu’il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m’empêchait d’aller rejoindre les miens. J’aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d’indépendance ne m’eût éloigné de tous les genres de service: j’ai en moi une impossibilité d’obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permission à personne, sans attendre mon brevet d’aspirant, je partis un matin pour Combourg où je tombai comme des nues.

Je m’étonne encore aujourd’hui qu’avec la frayeur que m’inspirait mon père, j’eusse osé prendre une pareille résolution, et ce qu’il y a d’aussi étonnant, c’est la manière dont je fus reçu. Je devais m’attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli doucement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire: «Voilà une belle équipée!» Ma mère m’embrassa de tout son cœur en grognant, et ma Lucile avec un ravissement de joie.

LIVRE III [223]

Promenade. – Apparition de Combourg. – Collège de Dinan. – Broussais. – Je reviens chez mes parents. – Vie à Combourg. – Journées et soirées. – Mon donjon. – Passage de l’enfant à l’homme. – Lucile. – Premier souffle de la muse. Manuscrit de Lucile. – Dernières lignes écrites à la Vallée-aux-Loups. – Révélations sur le mystère de ma vie. – Fantôme d’amour. – Deux années de délire. – Occupations et chimères. – Mes joies de l’automne. – Incantation. – Tentation. – Maladie. – Je crains et refuse de m’engager dans l’état ecclésiastique. – Un moment dans ma ville natale. – Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. – Je suis rappelé à Combourg. – Dernière entrevue avec mon père. – J’entre au service. – Adieux à Combourg.

Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée-aux-Loups, janvier 1814, jusqu’à la date d’aujourd’hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et dix mois se sont passés. Avez-vous entendu tomber l’Empire? Non: rien n’a troublé le repos de ces lieux. L’Empire s’est abîmé pourtant; l’immense ruine s’est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d’un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les compte pas, peu importent les événements: quelques années échappées des mains de l’Éternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.

Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclairs de sa gloire: je commence le livre actuel sous le règne de Louis XVIII. J’ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit. Disons d’abord ce qui me fait reprendre la plume: le cœur humain est le jouet de tout, et l’on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l’a remarqué: «Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme: une resverie sans cause et sans subjet la régente et l’agite.»

Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche[224]. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier[225], a été vendu et démoli pendant la Révolution; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l’anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française: des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux; il plaît comme un ruine.

Hier au soir je me promenais seul; le ciel ressemblait à un ciel d’automne; un vent froid soufflait par intervalles. À la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleiclass="underline" il s’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d’Alluye, d’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenues Henri et Gabrielle? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l’écoutais alors, j’étais triste de même qu’aujourd’hui; mais cette première tristesse était celle qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience; la tristesse que j’éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l’oiseau dans les bois de Combourg m’entretenait d’une félicité que je croyais atteindre; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n’ai plus rien à apprendre; j’ai marché plus vite qu’un autre, et j’ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m’entraînent; je n’ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire et dans quel lieu les finirai-je? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois? Mettons à profit le peu d’instants qui me restent; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j’y touche encore: le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s’éloigne et qui va bientôt disparaître.

J’ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma sœur Lucile.

On n’a peut-être pas oublié que mes trois autres sœurs s’étaient mariées, et qu’elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Fougères. Mon frère, dont l’ambition commençait à se développer, était plus souvent à Paris qu’à Rennes. Il acheta d’abord une charge de maître des requêtes qu’il revendit afin d’entrer dans la carrière militaire[226]. Il entra dans le régiment de Royal-Cavalerie: il s’attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne à Londres, où il se rencontra avec André Chénier[227]; il était sur le point d’obtenir l’ambassade de Vienne, lorsque nos troubles éclatèrent; il sollicita celle de Constantinople; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, à qui cette ambassade fut promise pour prix de sa réunion au parti de la cour[228]. Mon frère avait donc à peu près quitté Combourg au moment où je vins l’habiter.

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[222]

La Pérouse (Jean-François de Galaup, comte de), né au Gua, près d’Albi, en 1741, mort près de l’île Vanikoro à une époque incertaine, mais vraisemblablement dans le courant de l’année 1788. C’est à Brest qu’il prit la mer, le 1er août 1785, avec les frégates la Boussole et l’Astrolabe, emportant les instructions que Louis XVI, d’une main savante, avaient rédigées pour lui. Tous deux, hélas! allaient périr et disparaître presque à la même heure: le marin au sein de la nuit et des tempêtes de l’Océan, le roi au milieu des orages plus terribles encore de la Révolution.

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[223]

Ce livre a été composé au château de Montboissier (juillet-août 1817) et à la Vallée-aux-Loups (novembre 1817). – Il a été revu en décembre 1846.

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[224]

Le château de Montboissier est situé dans la commune de Montboissier, canton de Bonneval, arrondissement de Châteaudun (Eure-et-Loir).

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[225]

La comtesse de Colbert-Montboissier était la petite-fille de Malesherbes. Fille du marquis de Montboissier, l’un des gendres du défenseur de Louis XVI, elle avait épousé, en 1803, le comte de Colbert de Maulevrier (Édouard-Charles-Victornien), descendant du comte de Maulevrier, lieutenant-général des armées du roi, l’un des frères du grand Colbert. Capitaine de vaisseau en 1791, le comte de Colbert avait émigré l’année suivante et avait pris part à l’expédition de Quiberon. La Restauration le fit capitaine des gardes du pavillon amiral (1814). Retiré avec le grade de contre-amiral à Montboissier, il fut élu député d’Eure-et-Loir, le 22 août 1815, et fit partie de la majorité de la Chambre introuvable. Il mourut à Paris le 2 février 1820.

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[226]

«Il acheta bientôt une charge de maître des requêtes, que M. de Malesherbes le força de vendre pour entrer au service, comme la véritable carrière d’un homme de son nom, lorsqu’il épousa mademoiselle de Rosambo.» Manuscrit de 1826. – Le mariage du frère de Chateaubriand avec Aline-Thérèse Le Peletier de Rosambo eut lieu en novembre 1787.

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[227]

M. de La Luzerne, qui prit possession de l’ambassade de Londres au mois de janvier 1788, comptait, en effet, parmi les secrétaires attachés à son ambassade, André de Chénier, alors âgé de vingt-cinq ans seulement. Le poète, qui prenait d’ailleurs de fréquents congés, revint définitivement à Paris au mois de juin 1791. (Notice sur André de Chénier, par M. Gabriel de Chénier, p. 11. – André Chénier, sa vie et ses écrits politiques, par L. Becq de Fouquières, p. 12.)

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[228]

Mirabeau écrivait à son ami Mauvillon, le 3 décembre 1789: «Ce qu’on vous avait dit relativement au Bosphore (c’est-à-dire à l’ambassade de Constantinople) a été vrai, et beaucoup d’autres choses plus belles encore; mais tout cela n’était qu’un honorable exil, et c’est ici que je suis nécessaire, si je suis nécessaire à quelque chose.» – Voir les Mirabeau, par Louis de Loménie, tome V, page 31.