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Pygmalion fut moins amoureux de sa statue: mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu’il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux; je jouais de la lyre comme Apollon; Mars maniait ses armes avec moins de force et d’adresse: héros de roman ou d’histoire, que d’aventures fictives j’entassais sur des fictions! Les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs; bains, parfums, danses, délices de l’Asie, tout m’était approprié par une baguette magique.

Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c’était toujours ma sylphide); elle me cherche à minuit, au travers des jardins d’orangers, dans les galeries d’un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d’amour que l’astre d’Endymion pénètre de sa lumière; elle s’avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune: le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d’Enna; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front, lorsqu’elle penche sur mon visage sa tête de seize années et que ses mains s’appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté.

Au sortir de ces rêves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n’attirerait les regards de personne, qui passerait ignoré, qu’aucune femme n’aimerait jamais, le désespoir s’emparait de moi: je n’osais plus lever les yeux sur l’image brillante que j’avais attachée à mes pas.

Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d’exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus; j’étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J’avais tous les symptômes d’une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j’étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s’écoulaient d’une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices.

Au nord du château s’étendait une lande semée de pierres druidiques; j’allais m’asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l’étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes: j’aurais voulu jouir de ce spectacle avec l’idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l’astre du jour; je lui donnais ma beauté à conduire, afin qu’il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l’univers.

Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l’insecte sur la pointe des herbes, l’alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité: je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu.

Les jours d’orage, en été, je montais au haut de la grosse tour de l’ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l’éclair qui sillonnait la nue et marquait d’une flamme électrique les girouettes d’airain, excitaient mon enthousiasme: comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j’appelais la foudre, j’espérais qu’elle m’apporterait Armide.

Le ciel était-il serein, je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J’avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules: là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes; ma nymphe était à mes côtés. J’associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.

D’autres fois je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j’écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l’oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois: je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d’une voix, dans les frémissements d’une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d’un cor ou d’un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d’amour; comment, main en main, nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes, Jérusalem, Memphis, Carthage; comment nous franchissions les mers; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d’Otahiti, aux bosquets embaumés d’Amboine et de Tidor; comment, au sommet de l’Himalaya, nous allions réveiller l’aurore; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d’or; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d’une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne.

La terre et le ciel ne m’étaient plus rien; j’oubliais surtout le dernier; mais si je ne lui adressais plus mes vœux, il écoutait la voix de ma secrète misère: car je souffrais et les souffrances prient.

* * *

Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi; le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l’abri des hommes.

Un caractère moral s’attache aux scènes de l’automne: ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s’affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.

Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l’étang, et leur perchée à l’entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j’entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d’un guéret, je m’arrêtais pour regarder cet homme germé à l’ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l’automne: le sillon qu’il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m’applaudissais d’avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines.

Le soir, je m’embarquais sur l’étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leur gazouillis: Tavernier enfant était moins attentif au récit d’un voyageur[246]. Elles se jouaient sur l’eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s’élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu’elles remplissaient de leur ramage confus.

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[246]

Tavernier (Jean-Baptiste), né en 1605 à Paris, mort en 1686 à Moscou. Après avoir parcouru la plus grande partie de l’Europe, il fit six voyages dans les Indes. Les Voyages de Tavernier en Turquie, en Perse et aux Indes (Paris, 1679) ont été souvent réimprimés.