Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d’imiter ces folies, ceux qui s’attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu’ils n’entendent que la voix d’un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n’est demeuré: il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m’a jugé.
Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m’arrivèrent les premières inspirations de la Muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était surmenée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l’horizon: pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma poitrine se gonfla, la fièvre me saisit; on envoya chercher à Bazouges, petite ville éloignée de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l’affaire du marquis de La Rouërie[248]. Il m’examina attentivement, ordonna des remèdes et déclara qu’il était surtout nécessaire de m’arracher à mon genre de vie[249].
Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s’asseoir au bord de mon lit, et me dit: «Il est temps de vous décider; votre frère est à même de vous obtenir un bénéfice; mais, avant d’entrer au séminaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l’état ecclésiastique, j’aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux.»
D’après ce qu’on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j’ai toujours su promptement ce que je devais éviter; un mouvement d’honneur me pousse. Abbé, je me parus ridicule. Évêque, la majesté du sacerdoce m’imposait et je reculais avec respect devant l’autel. Ferais-je, comme évêque, des efforts afin d’acquérir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d’hypocrite et d’ambitieux me connaissent peu: je ne réussirai jamais dans le monde, précisément parce qu’il me manque une passion et un vice, l’ambition et l’hypocrisie. La première serait tout au plus chez moi de l’amour-propre piqué; je pourrais désirer quelquefois être ministre ou roi pour me rire de mes ennemis; mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre.
Je dis donc à ma mère que je n’étais pas assez fortement appelé à l’état ecclésiastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets: je n’avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus être prêtre. Restait la carrière militaire; je l’aimais: mais comment supporter la perte de mon indépendance et la contrainte de la discipline européenne? Je m’avisai d’une chose saugrenue: je déclarai que j’irais au Canada défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service dans les armées des princes de ce pays.
Par un de ces contrastes qu’on remarque chez tous les hommes, mon père, si raisonnable d’ailleurs, n’était jamais trop choqué d’un projet aventureux. Il gronda ma mère de mes tergiversations, mais il se décida à me faire passer aux Indes. On m’envoya à Saint-Malo; on y préparait un armement pour Pondichéry.
Deux mois s’écoulèrent: je me retrouvai seul dans mon île maternelle: la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j’aperçus le petit chariot d’osier dans lequel j’avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante: ce premier monument de ma vie en face de dernier monument de la vie de ma seconde mère, l’idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d’un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.
Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo: dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais; ils étaient partis ou dépecés; dans la ville, l’hôtel où j’étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s’était écroulé. Étranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j’étais, par l’unique raison que ma tête s’élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s’inclinera de nouveau dans peu d’années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d’existence et de chimère! Des amis nous quittent, d’autres leur succèdent; nos liaisons varient: il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n’avons rien de ce que nous eûmes. L’homme n’a pas une seule et même vie; il en a plusieurs mises bout à bout, et c’est sa misère.
Désormais sans compagnon, j’explorais l’arène qui vit mes châteaux de sable: campos ubi Troja fuit.[250] Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les grèves abandonnées du flux m’offraient l’image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu’elles se retirent. Mon compatriote Abailard[251] regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son Héloïse; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau (ad horizontis undas), et son oreille était bercée ainsi que la mienne de l’unisonange des vagues. Je m’exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j’avais apportées des bois de Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses: assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées les plus amères, je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à cacher mon enfance, à l’époque des fêtes; j’y dévorais mes larmes, et mes camarades s’enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j’allais quitter ma patrie pour émietter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort, et j’étais tenté de me laisser tomber dans les flots.
Une lettre me rappelle à Combourg: j’arrive, je soupe avec ma famille; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile paraît consternée; à dix heures on se retire. J’interroge ma sœur; elle ne savait rien. Le lendemain à huit heures du matin on m’envoie chercher. Je descends: mon père m’attendait dans son cabinet.
«Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer à vos folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de là pour Cambrai. Voilà cent louis; ménagez-les. Je suis vieux et malade; je n’ai pas longtemps à vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom.»
Il m’embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien: c’était pour moi le dernier embrassement paternel.
Le comte de Chateaubriand, homme redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai. Il commençait d’être attaqué d’une paralysie; elle le conduisit au tombeau; son bras gauche avait un mouvement convulsif qu’il était obligé de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et après m’avoir remis sa vieille épée, que, sans me donner le temps de me reconnaître, il me conduisit au cabriolet qui m’attendait dans la Cour Verte. Il m’y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mère et ma sœur qui fondaient en larmes sur le perron.
Je remontai la chaussée de l’étang; je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie: je jetai un regard sur le château. Alors, comme Adam après son péché, je m’avançai sur la terre inconnue: le monde était tout devant moi: and the world was all before him.[252]
[248]
À mesure que j’avance dans la vie, je retrouve des personnages de mes
[249]
Par pitié sans doute et par reconnaissance pour le médecin qui l’avait si bien soigné, Chateaubriand n’a pas cru devoir dire ce que fut le rôle de Cheftel fils. Il ne se contenta pas de vendre les secrets du marquis de La Rouërie, il trahit jusqu’au cadavre de celui qui avait été son ami. Ses perfides manœuvres conduisirent au tribunal révolutionnaire ceux dont il avait paru servir les desseins; il fit monter sur l’échafaud ces trois femmes héroïques, Thérèse de Moëlien, Mme de la Motte de la Guyomarais et Mme de La Fonchais, la sœur d’André Desilles.
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