Depuis cette époque, je n’ai revu Combourg que trois fois: après la mort de mon père, nous nous y trouvâmes en deuil, pour partager notre héritage et nous dire adieu. Une autre fois j’accompagnais ma mère à Combourg: elle s’occupait de l’ameublement du château; elle attendait mon frère, qui devait amener ma belle-sœur en Bretagne. Mon frère ne vint point; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l’oreiller préparé des mains de ma mère. Enfin je traversai une troisième fois Combourg, en allant m’embarquer à Saint-Malo pour l’Amérique. Le château était abandonné, je fus obligé de descendre chez le régisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail, j’aperçus du fond d’une allée obscure le perron désert, la porte et les fenêtres fermées, je me trouvai mal[253]. Je regagnai avec peine le village; j’envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit.
Après quinze années d’absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma famille. Je n’eus pas le courage d’entreprendre le pèlerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. Là, j’ai cherché un cœur qui pût entendre le mien; là, j’ai vu se réunir, puis se disperser ma famille. Mon père y rêva son nom rétabli, la fortune de sa maison renouvelée: autre chimère que le temps et les révolutions ont dissipée. De six enfants que nous étions, nous ne restons plus que trois: mon frère, Julie et Lucile ne sont plus, ma mère est morte de douleur, les cendres de mon père ont été arrachées de son tombeau.
Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires, quelque voyageur viendra visiter les lieux que j’ai peints. Il pourra reconnaître le château; mais il cherchera vainement le grand bois: le berceau de mes songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher, l’antique donjon pleure les chênes, vieux compagnons qui l’environnaient et le protégeaient contre la tempête. Isolé comme lui, j’ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prêtait son abri: heureusement ma vie n’est pas bâtie sur la terre aussi solidement que les tours où j’ai passé ma jeunesse, et l’homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains.
LIVRE IV [254]
Berlin. – Potsdam. – Frédéric. – Mon frère. – Mon cousin Moreau. – Ma sœur, la comtesse de Farcy. – Julie mondaine. – Dîner. – Pommereul. – Mme de Chastenay. – Cambrai. – Le régiment de Navarre. – La Martinière. – Mort de mon père. – Regrets. – Mon père m’eut-il apprécié? – Retour en Bretagne. – Séjour chez ma sœur aînée. – Mon frère m’appelle à Paris. – Ma vie solitaire à Paris. – Présentation à Versailles. – Chasse avec le roi.
Il y a loin de Combourg à Berlin, d’un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles: «Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires, et dans quel lieu les finirai-je?»
Près de quatre ans ont passé entre la date des faits que je viens de raconter et celle où je reprends ces Mémoires. Mille choses sont survenues; un second homme s’est trouvé en moi, l’homme politique: j’y suis fort peu attaché. J’ai défendu les libertés de la France, qui seules peuvent faire durer le trône légitime. Avec le Conservateur[255] j’ai mis M. de Villèle au pouvoir; j’ai vu mourir le duc de Berry et j’ai honoré sa mémoire[256]. Afin de tout concilier, je me suis éloigné; j’ai accepté l’ambassade de Berlin[257].
J’étais hier à Potsdam, caserne ornée, aujourd’hui sans soldats: j’étudiais le faux Julien dans sa fausse Athènes. On m’a montré à Sans-Souci la table où un grand monarque allemand mettait en petits vers français les maximes encyclopédiques; la chambre de Voltaire, décorée de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval César et des levrettes Diane, Amourette, Biche, Superbe et Pax. Le royal impie se plut à profaner même la religion des tombeaux en élevant des mausolées à ses chiens; il avait marqué sa sépulture auprès d’eux, moins par mépris des hommes que par ostentation du néant.
On m’a conduit au nouveau palais, déjà tombant. On respecte dans l’ancien château de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils déchirés et souillés, enfin toutes les traces de la malpropreté du prince renégat. Ces lieux immortalisent à la fois la saleté du cynique, l’impudence de l’athée, la tyrannie du despote et la gloire du soldat.
Une seule chose a attiré mon attention: l’aiguille d’une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira; j’étais trompé par l’immobilité de l’image: les heures ne suspendent point leur fuite; ce n’est pas l’homme qui arrête le temps, c’est le temps qui arrête l’homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie; l’éclat ou l’obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs, ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l’aiguille circule sur un cadran d’or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d’une bague ou la rosace d’une basilique, l’heure n’a que la même durée.
Dans un caveau de l’église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué, j’ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d’airain ne serait pas même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée; il ne se réveillera qu’au son de la trompette, lorsqu’elle l’appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées.
J’avais un tel besoin de changer d’impression que j’ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m’adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armée. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd’hui de la différence qui fut entre eux jadis, lorsque l’un était le grand Frédéric, et l’autre Frédéric-Guillaume[258]? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont également des ruines sans maître.
À tout prendre, bien que l’énormité des événements de nos jours ait rapetissé les événements passés, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches auprès des batailles de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de la Moskova, Frédéric souffre moins que d’autres personnages de la comparaison avec le géant enchaîné à Sainte-Hélène. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront: le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume.
Les soirées sont longues à Berlin. J’habite un hôtel appartenant à madame la duchesse de Dino[259]. Dès l’entrée de la nuit, mes secrétaires m’abandonnent[260]. Quand il n’y a pas de fête à la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas[261], je reste chez moi. Enfermé seul auprès d’un poêle à figure morne, je n’entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l’homme qui siffle les heures. À quoi passerai-je mon temps? Des livres? je n’en ai guère: si je continuais mes Mémoires?
[253]
Dans
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Le
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Les
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Chateaubriand fut nommé, par Ordonnance du 28 novembre 1820, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près la cour de Prusse.
[259]
Dorothée, princesse de Courlande, née le 21 août 1795, de Pierre, dernier duc de Courlande, et de Dorothée, comtesse de Miden. Elle épousa, le 22 avril 1810, le comte Edmond de Périgord, neveu du prince de Talleyrand. Ce dernier, à l’époque du Congrès de Vienne, dut renoncer à la principauté de Bénévent et reçut en échange le duché de Dino en Calabre: il en abandonna le titre à son neveu, et sa nièce s’appela dès lors
[260]
Le comte Roger de Caux, premier secrétaire; le chevalier de Cussy, deuxième secrétaire. – Le comte Roger de
[261]
Aujourd’hui l’empereur et l’impératrice de Russie. (Paris, note 1832.) Ch. –