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Vous m’avez laissé sur le chemin de Combourg à Rennes: je débarquai dans cette dernière ville chez un de mes parents. Il m’annonça, tout joyeux, qu’une dame de sa connaissance, allant à Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu’il se faisait fort de déterminer cette dame à me prendre avec elle. J’acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l’affaire et me présenta bientôt à ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et désinvolte, qui se prit à rire en me regardant. À minuit les chevaux arrivèrent et nous partîmes.

Me voilà dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n’avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité? Je ne savais où j’étais; je me collais dans l’angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu’elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir répondre. Elle fut obligée de payer le postillon, de se charger de tout, car je n’étais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel ébahissement ce nigaud dont elle regrettait de s’être emberloquée.

Dès que l’aspect du paysage commença de changer et que je ne reconnus plus l’habillement et l’accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond, ce qui augmenta le mépris que madame Rose avait de moi. Je m’aperçus du sentiment que j’inspirais, et je reçus de ce premier essai du monde une impression que le temps n’a pas complètement effacée. J’étais né sauvage et non vergogneux; j’avais la modestie de mes années, je n’en avais pas l’embarras. Quand je devinai que j’étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie se changea en une timidité insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot: je sentais que j’avais quelque chose à cacher, et que ce quelque chose était une vertu; je pris le parti de me cacher moi-même pour porter en paix mon innocence.

Nous avancions vers Paris. À la descente de Saint-Cyr, je fus frappé de la grandeur des chemins et de la régularité des plantations. Bientôt nous atteignîmes Versailles: l’orangerie et ses escaliers de marbre m’émerveillèrent. Les succès de la guerre d’Amérique avaient ramené des triomphes au château de Louis XIV; la reine y régnait dans l’éclat de sa jeunesse et de la beauté: le trône, si près de sa chute, semblait n’avoir jamais été plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre à cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi déserts que ceux dont je sortais alors.

Enfin, nous entrâmes dans Paris. Je trouvais à tous les visages un air goguenard: comme le gentilhomme périgourdin, je croyais qu’on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail, à l’Hôtel de l’Europe, et s’empressa de se débarrasser de son imbécile. À peine étais-je descendu de voiture, qu’elle dit au portier: «Donnez une chambre à ce monsieur. – Votre servante,» ajouta-t-elle, en me faisant une révérence courte. Je n’ai de mes jours revu madame Rose.

* * *

Une femme monta devant moi un escalier noir et roide, tenant une clef étiquetée à la main; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. Arrivée au troisième étage, la servante ouvrit une chambre; le Savoyard posa la malade en travers sur les bras d’un fauteuil. La servante me dit: «Monsieur veut-il quelque chose?» – Je répondis: «Non.» Trois coups de sifflet partirent; la servante cria: «On y va!» sortit brusquement, ferma la porte et dégringola l’escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enfermé, mon cœur se serra d’une si étrange sorte qu’il s’en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j’avais entendu dire de Paris me revenait dans l’esprit; j’étais embarrassé de cent manières. Je m’aurais voulu coucher, et le lit n’était point fait; j’avais faim, et je ne savais comment dîner. Je craignais de manquer aux usages: fallait-il appeler les gens de l’hôtel? fallait-il descendre? à qui m’adresser? Je me hasardai à mettre la tête à la fenêtre: je n’aperçus qu’une petite cour intérieure, profonde comme un puits, où passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisième étage. Je vins me rasseoir auprès de la sale alcôve où je me devais coucher, réduit à contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l’intérieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche; ma porte s’ouvre: entrent mon frère et un de mes cousins, fils d’une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu pitié du benêt, elle avait fait dire à mon frère, dont elle avait su l’adresse à Rennes, que j’étais arrivé à Paris. Mon frère m’embrassa. Mon cousin Moreau[262] était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entr’ouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. «Allons, chevalier, s’écria-t-il, vous voilà à Paris; je vais vous mener chez madame de Chastenay?» Qu’était-ce que cette femme dont j’entendais prononcer le nom pour la première fois? Cette proposition me révolta contre mon cousin Moreau. «Le chevalier a sans doute besoin de repos, dit mon frère; nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra dîner et se coucher.»

Un sentiment de joie entra dans mon cœur: le souvenir de ma famille au milieu d’un monde indifférent me fut un baume. Nous sortîmes. Le cousin Moreau tempêta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit à mon hôte de me faire descendre au moins d’un étage. Nous montâmes dans la voiture de mon frère, et nous nous rendîmes au couvent qu’habitait madame de Farcy.

Julie se trouvait depuis quelque temps à Paris pour consulter les médecins. Sa charmante figure, son élégance et son esprit l’avaient bientôt fait rechercher. J’ai déjà dit qu’elle était née avec un vrai talent pour la poésie[263]. Elle est devenue une sainte, après avoir été une des femmes les plus agréables de son siècle: l’abbé Carron a écrit sa vie[264]. Ces apôtres qui vont partout à la recherche des âmes ressentent pour elles l’amour qu’un Père de l’Église attribue au Créateur: «Quand une âme arrive au ciel,» dit ce Père, avec la simplicité de cœur d’un chrétien primitif et la naïveté du génie grec, «Dieu la prend sur ses genoux et l’appelle sa fille».

Lucile a laissé une poignante lamentation: À la sœur que je n’ai plus. L’admiration de l’abbé Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le récit du saint prêtre montre aussi que j’ai dit vrai dans la préface du Génie du christianisme, et sert de preuve à quelques parties de mes Mémoires.

Julie innocente se livra aux mains du repentir; elle consacra les trésors de ses austérités au rachat de ses frères; et, à l’exemple de l’illustre Africaine sa patronne, elle se fit martyre.

L’abbé Carron, l’auteur de la Vie des Justes, est cet ecclésiastique mon compatriote, le François de Paule de l’exil[265], dont la renommée, révélée par les affligés, perça même à travers la renommée de Bonaparte. La voix d’un pauvre vicaire proscrit n’a point été étouffée par les retentissements d’une révolution qui bouleversait la société; il parut être revenu tout exprès de la terre étrangère pour écrire les vertus de ma sœur: il a cherché parmi nos ruines, il a découvert une victime et une tombe oubliées.

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[262]

Sur le cousin Moreau et sur sa mère Julie-Angélique-Hyacinthe de Bedée, sœur de madame de Chateaubriand, voir, à l’Appendice, le № VII: Le cousin Moreau.

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[263]

Avec une figure que l’on trouvait charmante, une imagination pleine de fraîcheur et de grâce, avec beaucoup d’esprit naturel, se développèrent en elle ces talents brillants auxquels les amis de la terre et de ses vaines jouissances attachent un si puissant intérêt. Mademoiselle de Chateaubriand faisait agréablement et facilement les vers; sa mémoire se montrait fort étendue, sa lecture prodigieuse; c’était en elle une véritable passion. On a connu d’elle une traduction en vers du septième chant de la Jérusalem délivrée, quelques épîtres et deux actes d’une comédie où les mœurs de ce siècle étaient peintes avec autant de finesse que de goût.» (L’abbé Carron, Vie de Julie de Chateaubriand, comtesse de Farcy.)

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[264]

J’ai placé la vie de ma sœur Julie au supplément de ces Mémoires. (Note B.) – Ch.

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[265]

L’abbé Carron (Guy-Toussaint-Joseph), né à Rennes le 25 février 1760. Réfugié en Angleterre après le 10 Août, il fonda à Somers-Town, près Londres, plusieurs établissements charitables, et notamment deux maisons d’éducation destinées à recevoir les enfants des émigrés pauvres. À la première Restauration il fut invité par Louis XVIII à revenir à Paris, amenant avec lui ses élèves et les dames qui s’étaient consacrées, sous sa direction, à cette œuvre de dévouement. L’Institut des nobles orphelines – tel fut alors le titre que prit l’établissement de l’abbé Carron – fut installé rue du faubourg Saint-Jacques, au nº 12 de l’impasse des Feuillantines. Le retour de l’île d’Elbe obligea le saint prêtre à reprendre le chemin de l’exil; il se trouvait, en effet, compris dans l’un des nombreux décrets de proscription que Napoléon avait lancés de Lyon. Il ne revint en France que le 8 novembre 1815. En 1816, la duchesse d’Angoulême consentit à ce que son établissement prit le nom d’Institut royal de Marie-Thérèse. C’est dans cette maison qu’il mourut le 15 mars 1821. Il avait écrit un nombre considérable d’ouvrages, dont les principaux sont: les Confesseurs de la foi dans l’Église gallicane à la fin du XVIIIe siècle, et les Vies des Justes dans les différentes conditions de la vie. Ce dernier recueil, qui ne forme pas moins de huit volumes, se divise en plusieurs séries: Vies des Justes dans l’état du mariage; – dans l’étude des lois ou dans la Magistrature; – dans la profession des armes; – dans l’épiscopat et le sacerdoce; – parmi les filles chrétiennes; – dans les conditions ordinaires de la société; – dans les plus humbles conditions de la société; – dans les plus hauts rangs de la société. C’est dans cette dernière série que se trouve la vie de Mme de Farcy. – Voir la Vie de l’abbé Carron, par un Bénédictin de la congrégation de France, un volume in-8, 1866.