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Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruautés de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de La Vallière:

«Osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé? N’aura-t-on point pitié de cette complexion délicate? Au contraire! c’est à lui principalement que l’âme s’en prend comme à son plus dangereux séducteur; elle se met des bornes; resserrée de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du côté du ciel.»

Je ne puis me défendre d’une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les dernières lignes tracées par la main du vénérable historien de Julie[266]. Qu’ai-je affaire avec mes faiblesses auprès de si hautes perfections? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma sœur m’avait fait promettre, lorsque je le reçus pendant mon émigration à Londres? Un livre suffit-il à Dieu? n’est-ce pas ma vie que je devrais lui présenter? Or, cette vie est-elle conforme au Génie du christianisme? Qu’importe que j’aie tracé des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi! Je n’ai pas été jusqu’au bout; je n’ai pas endossé le cilice: cette tunique de mon viatique aurait bu et séché mes sueurs. Mais, voyageur lassé, je me suis assis au bord du chemin: fatigué ou non, il faudra bien que je me relève, que j’arrive où ma sœur est arrivée.

Il ne manque rien à la gloire de Julie: l’abbé Carron a écrit sa vie; Lucile a pleuré sa mort.

* * *

Quand je retrouvai Julie à Paris, elle était dans la pompe de la mondanité; elle se montrait couverte de ces fleurs, parée de ces colliers, voilée de ces tissus parfumés que saint Clément défend aux premières chrétiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire ce que le matin est pour les autres, afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit était l’heure où Julie allait à des fêtes dont ses vers, accentués par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale séduction.

Julie était infiniment plus jolie que Lucile; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns à gaufrures ou à grandes ondes. Ses mains et ses bras, modèles de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore à sa taille charmante. Elle était brillante, animée, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perlées. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient à Julie, entre autres ceux des trois Mortemart; mais elle avait plus d’élégance que madame de Montespan.

Julie me reçut avec cette tendresse qui n’appartient qu’à une sœur. Je sentis protégé en étant serré dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l’attachement, la délicatesse et le dévouement d’une femme; on est oublié de ses frères et de ses amis; on est méconnu de ses compagnons: on ne l’est jamais de sa mère, de sa sœur ou de sa femme. Quand Harold fut tué à la bataille d’Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts; il fallut avoir recours à une jeune fille, sa bien-aimée. Elle vint, et l’infortuné prince fut retrouvé par Edith au cou de cygne: «Editha swanes-hales, quod sonat collum cycni

Mon frère me ramena à mon hôtel; il donna des ordres pour mon dîner et me quitta. Je dînai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma première nuit à Paris à regretter mes bruyères et à trembler devant l’obscurité de mon avenir.

À huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva; il était déjà à sa cinquième ou sixième course. «Eh bien! chevalier, nous allons déjeuner; nous dînerons avec Pommereul, et ce soir je vous mène chez madame de Chastenay.» Ceci me parut un sort, et je me résignai. Tout se passa comme le cousin l’avait voulu. Après déjeuner, il prétendit me montrer Paris, et me traîna dans les rues les plus sales des environs du Palais-Royal, me racontant les dangers auxquels était exposé un jeune homme. Nous fûmes ponctuels au rendez-vous du dîner, chez le restaurateur. Tout ce qu’on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montrèrent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des séances de l’Académie, des femmes et des intrigues du jour, de la pièce nouvelle, des succès des acteurs, des actrices et des auteurs.

Plusieurs Bretons étaient au nombre des convives, entre autres le chevalier de Guer[267] et Pommereul. Celui-ci était un beau parleur, lequel a écrit quelques campagnes de Bonaparte, et que j’étais destiné à retrouver à la tête de la librairie[268].

Pommereul, sous l’Empire, a joui d’une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s’était fait chambellan, il s’écriait plein de joie: «Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles!» Et pourtant Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux, se faisant descendre de la famille Pommereux des Lettres de madame de Sévigné[269].

Mon frère, après le dîner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me réclama pour madame de Chastenay, et j’allai avec lui chez ma destinée.

Je vis une belle femme qui n’était plus de la première jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l’aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé; je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mérites, assurant que j’avais fait des vers dans le sein de ma mère, et m’invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d’être obligée de sortir, et m’invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d’obéir.

Je revins le lendemain seul chez elle: je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu’elle était un peu souffrante, et qu’elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d’une femme qui n’était ni ma mère ni ma sœur. Elle avait remarqué la veille ma timidité, elle la vainquit au point que j’osai m’exprimer avec une sorte d’abandon. J’ai oublié ce que je lui dis; mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde, en me disant avec un sourire: «Nous vous apprivoiserons.» Je ne baisai pas même cette belle main; je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay[270]? Je n’en sais rien: elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie.

* * *

Le courrier de la malle me conduisit à ma garnison. Un de mes beaux-frères, le vicomte de Chateaubourg (il avait épousé ma sœur Bénigne, restée veuve du comte de Québriac[271]), m’avait donné des lettres de recommandation pour des officiers de mon régiment. Le chevalier de Guénan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre à une table où mangeaient des officiers distingués par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La Martinière[272]. Le marquis de Mortemart était colonel du régiment[273]; le comte d’Andrezel, major[274]; j’étais particulièrement placé sous la tutelle de celui-ci. Je les ai retrouvés tous dans la suite: l’un est devenu mon collègue à la chambre des pairs, l’autre s’est adressé à moi pour quelques services que j’ai été heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste à rencontrer des personnes que l’on a connues à diverses époques de la vie, et à considérer le changement opéré dans leur existence et dans la nôtre. Comme des jalons laissés en arrière, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le désert du passé.

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[266]

La Vie de Julie de Chateaubriand se termine en effet par ces lignes: «Mlle de Chateaubriand n’était pas fille unique: hélas! la postérité, en s’attachant à ce nom célèbre, dira les victimes qu’il rappelle, victimes d’un dévouement sans bornes à l’autel et au trône. Un de ses frères, avec tant d’autres braves, avait quitté le sol de la patrie quand sa sœur y périt; elle avait vu la tombe s’ouvrir devant elle, et ce fut de ses bords qu’elle fit tenir, à ce frère si chéri et si digne de l’être, le dernier gage de sa tendresse. Écoutons-le nous raconter l’effet que cet envoi touchant fit sur son cœur.» (Suivait un extrait de la Préface de la première édition du Génie du christianisme.)

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[267]

Julien-Hyacinthe de Marnière, chevalier de Guer, fils cadet de Joseph-Julien de Marnière, marquis de Guer, et d’Angélique-Olive de Chappedelaine, né à Rennes le 25 mars 1748. Il émigra en 1791, fit une campagne à l’armée des princes et passa ensuite en Angleterre. En 1795, il rentra en France, et on le retrouve alors à Lyon, où il est un des agents les plus actifs du parti royaliste. Obligé de repasser en Angleterre, il ne revint que sous le Consulat et publia, de 1801 à 1815, plusieurs écrits sur des matières financières, économiques et politiques. Préfet du Lot-et-Garonne sous la Restauration, il venait d’être appelé à la préfecture du Morbihan, lorsqu’il mourut à Paris, le 26 juin 1816.

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[268]

Pommereul (François-René-Jean, baron de), né à Fougères le 12 décembre 1745. Général de division (1796); préfet d’Indre-et-Loire (1800–1805); préfet du Nord (1805–1810); directeur-général de l’imprimerie et de la librairie (1811–1814); commissaire extraordinaire, durant les Cent-Jours, dans la 5e division militaire (Haut et Bas-Rhin). Il fut proscrit par l’ordonnance du 24 juillet 1815, mais, dès 1819, il obtint de rentrer en France. Il mourut à Paris le 5 janvier 1823. On lui doit un grand nombre d’ouvrages et, en particulier, celui auquel fait allusion Chateaubriand: Campagnes du général Bonaparte en Italie pendant les années IV et V de la République française, in-8°, avec cartes; Paris, l’an VI (1797). Le baron de Pommereul était un homme de rare mérite. Un contemporain, dont les jugements ne pèchent pas d’habitude par excès d’indulgence, le général Thiébault, parle de lui en ces termes: «Quant au général Pommereul, ce que j’avais appris de ses travaux scientifiques et littéraires, des missions qu’il avait remplies, de sa capacité enfin, était fort au-dessous de ce que je trouvai en lui. Peu d’hommes réunissaient à une instruction aussi variée et aussi complète une élocution plus nerveuse. Sa répartie était toujours vive, juste et ferme, et, lorsqu’il entreprenait une discussion, il la soutenait avec une haute supériorité, de même que, lorsqu’il s’emparait d’un sujet, il le développait avec autant d’ordre et de profondeur que de clarté; et tous ces avantages, il les complétait par une noble prestance et une figure qui ne révélait pas moins son caractère que sa sagacité. C’est un des hommes les plus remarquables que j’aie connus.» Mémoires du général baron Thiébault, T. III, p. 280.

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[269]

Lettres de Mme de Sévigné, des 4, 11 et 18 décembre 1675.

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[270]

Ce n’était pas la comtesse Victorine de Chastenay, l’auteur des très spirituels Mémoires publiés en 1896 par M. Alphonse Roserot. Mme Victorine de Chastenay n’avait que quinze ans en 1786. Elle a raconté elle-même comment elle vit Chateaubriand, pour la première fois, non chez elle en 1786, mais beaucoup plus tard, sous le Consulat, à un dîner chez Mme de Coislin, auquel assistait: «l’auteur du Génie du christianisme», alors dans tout l’éclat de sa jeune gloire. Mémoires de Mme de Chastenay, T. II, p. 76.

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[271]

La comtesse de Québriac, Bénigne-Jeanne de Chateaubriand, avait épousé en secondes noces, à Saint-Léonard de Fougères, le 24 avril 1786, Paul-François de la Celle, vicomte de Chateaubourg, capitaine au régiment de Condé, chevalier de Saint-Louis, né à Rennes le 29 février 1752. – De ce dernier mariage sont nés plusieurs enfants, et notamment un fils, Paul-Marie-Charles, devenu chef de nom et armes, né en 1789, décédé en 1859, laissant plusieurs fils qui ont continué la postérité.

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[272]

L’État militaire de la France pour 1787, à l’article Régiment de Navarre, donne sur ces officiers les indications suivantes: M. de Guénan, lieutenant en premier; M. Berbis des Maillis (et non des Mahis), lieutenant en second; La Martinière, lieutenant en second; Achard, sous-lieutenant.

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[273]

Victurnien-Bonaventure-Victor de Rochechouart, marquis de Mortemart (1753–1823), entra en 1768 à l’École d’artillerie de Strasbourg, devint ensuite capitaine, puis lieutenant-colonel au régiment de Navarre, fut, en 1778, colonel en second du régiment de Brie, et, en 1784, colonel-commandant du régiment de Navarre. Député aux États-Généraux de 1789 par la noblesse du bailliage de Rouen, il fut promu maréchal de camp le 1er mars 1791, émigra en 1792 et servit à l’armée des princes, où Chateaubriand le retrouva. À la première Restauration, il fut fait lieutenant général le 3 mars 1815, et, après les Cent-Jours, il fit partie, ainsi que son ancien sous-lieutenant au régiment de Navarre, de la promotion de Pairs du 17 août 1815.

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[274]

Christophe-François-Thérèse Picon, comte d’Andrezel, né à Paris en 1746, était le petit-fils de Jean-Baptiste-Louis Picon, marquis d’Andrezel, ambassadeur de France à Constantinople, et de Françoise-Thérèse de Bassompierre. D’abord page, il entra dans l’armée et fut promu, en 1784, major au régiment de Navarre. Il émigra et fit la campagne des princes. Au retour des Bourbons, il fut nommé maréchal de camp et admis à la retraite. Il entra alors, quoique âgé de 69 ans, dans la carrière administrative et remplit, de 1815 à 1821, les fonctions de sous-préfet de l’arrondissement de Saint-Dié (Vosges).