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Quand la nuit approchait, j’allais à quelque spectacle; le désert de la foule me plaisait, quoiqu’il m’en coûtât toujours un peu de prendre mon billet à la porte et de me mêler aux hommes. Je rectifiai les idées que je m’étais formées du théâtre à Saint-Malo. Je vis madame Saint-Huberti[280] dans le rôle d’Armide; je sentis qu’il avait manqué quelque chose à la magicienne de ma création. Lorsque je ne m’emprisonnais pas dans la salle de l’Opéra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu’à dix ou onze heures du soir. Je n’aperçois pas encore aujourd’hui la file des réverbères de la place Louis XV à la barrière des Bons-Hommes sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j’étais quand je suivis cette route pour me rendre à Versailles lors de ma présentation.

Rentré au logis, je demeurais une partie de la nuit la tête penchée sur mon feu qui ne me disait rien: je n’avais pas, comme les Persans, l’imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait à l’anémone, et la braise à la grenade. J’écoutais les voitures allant, venant, se croisant; leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les grèves de ma Bretagne, ou du vent dans les bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude réveillaient mes regrets; j’évoquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l’histoire des personnages que ces chars emportaient: j’apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conquêtes. Bientôt, retombé sur moi-même, je me retrouvais, délaissé dans une hôtellerie, voyant le monde par la fenêtre et l’entendant aux échos de mon foyer.

Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l’enseignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie; il suppose même qu’on l’interroge gravement et qu’on lui demande compte de ses péchés avec les donne pericolanti de Venise. Si je m’étais prostitué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d’en instruire la postérité; mais j’étais trop timide d’un côté, trop exalté de l’autre, pour me laisser séduire à des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser à leurs entre-sols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j’étais saisi de dégoût et d’horreur. Les plaisirs d’aventure ne m’auraient convenu qu’aux temps passés.

Dans les XIVe, XVe, XVIe, et XVIIe siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout: les caractères étaient forts, l’imagination puissante, l’existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés des marchés, à l’orée des quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l’épaisseur des ténèbres, c’était au péril de sa tête qu’on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement; pour violer les mœurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non seulement il s’agissait d’affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l’empire des habitudes régulières, l’autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l’opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l’énergie des passions.

Je n’aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m’eût entraîné dans son bouge sous la surveillance de la police; mais il est probable que j’eusse mis à fin, en 1606 une aventure du genre de celle qu’a si bien racontée Bassompierre.

«Il y avoit cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n’était point bâti), une belle femme, lingère à l’enseigne des Deux-Anges, me faisoit de grandes révérences et m’accompagnoit de la vue tant qu’elle pouvoit; et comme j’eus pris garde à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus de soin.

«Il advint que lorsque j’arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu’elle m’aperçut venir, elle se mit sur l’entrée de sa boutique et me dit, comme je passois: – Monsieur je suis votre servante. – Je lui rendis son salut, et, me retournant de temps en temps, je vis qu’elle me suivoit de la vue aussi longtemps qu’elle pouvoit.»

Bassompierre obtient un rendez-vous:

«Je trouvai, dit-il, une très-belle femme, âgée de vingt ans, qui étoit coiffée de nuit, n’ayant qu’une très fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrois pas la voir encore une autre fois. – Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l’Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux Ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin; je vous y attendrai depuis dix heures jusqu’à minuit, et plus tard encore; je laisserai la porte ouverte. À l’entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. – Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu’elle m’avoit marquée, et de la lumière bien grande, non-seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue; mais j’ouïs une voix d’homme qui me demanda qui j’étois. Je m’en retournai à la rue aux Ours, et étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j’entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lumière étoit la paille du lit que l’on y brûloit, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné, et en sortant je rencontrai des corbeaux (enterreurs de morts) qui me demandèrent ce que je cherchois; et moi, pour les faire écarter, mis l’épée à la main et passai outre, m’en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné.»[281]

Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l’adresse donnée, il y deux cent quarante ans, par Bassompierre. J’ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu’à la rue aux Ours, à main droite; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux Ours, est la rue Bourg-l’Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m’a donné bonne espérance. J’ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l’historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi, que j’avais cru d’abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l’attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres.

Tout déconvenu, je suis entré dans ce musée des Éponines: depuis la conquête des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes à des fronts moins parés; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire et troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. M’adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer: «Monsieur, n’auriez-vous pas acheté les cheveux d’une jeune lingère, qui demeurait à l’enseigne des Deux-Anges, près du Petit-Pont?» Il est resté sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de toupets.

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[280]

Saint-Huberti (Marie-Antoinette Clavel, dite), première chanteuse de l’Opéra, née à Strasbourg vers 1756. Point belle, mais d’une physionomie fort expressive, elle était sans rivale dans les opéras de Gluck, et particulièrement dans le rôle d’Armide, pour l’expression de son chant, la largeur de son jeu et la noblesse de ses attitudes. Mariée d’abord à un aventurier nommé Saint-Huberti, elle épousa, le 29 décembre 1790, le comte d’Antraigues, député aux États-Généraux. Ils périrent tous deux tragiquement, le 22 juillet 1812, en leur cottage de Barnes Terrace, près Londres, assassinés par un domestique italien nommé Lorenzo, congédié de la veille. – Voir le volume de M. Léonce Pingaud: Un agent secret sous la Révolution et l’Empire. Le comte d’Antraigues, 1893.

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[281]

Mémoires du maréchal de Bassompierre, contenant l’histoire de sa vie et ce qui s’est fait de plus remarquable à la cour de France jusqu’en 1640, tome I, p. 305.