Tout ce qu’on vient de lire dans le livre précédent a été écrit à Berlin. Je suis revenu à Paris pour le baptême du duc de Bordeaux[290], et j’ai donné la démission de mon ambassade par fidélité politique à M. de Villèle sorti du ministère[291]. Rendu à mes loisirs, écrivons. À mesure que ces Mémoires se remplissent de mes années écoulées, ils me représentent le globe inférieur d’un sablier constatant ce qu’il y a de tombé de ma vie; quand tout le sable sera passé, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m’en eût-il donné la puissance.
La nouvelle solitude dans laquelle j’entrai en Bretagne, après ma présentation, n’était plus celle de Combourg; elle n’était ni aussi entière, ni aussi sérieuse, et, pour tout dire, ni aussi forcée: il m’était loisible de la quitter; elle perdait de sa valeur. Une vieille châtelaine armoriée, un vieux baron blasonné, gardant dans un manoir féodal leur dernière fille et leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caractères: rien de provincial, de rétréci dans cette vie, parce qu’elle n’était pas la vie commune.
Chez mes sœurs, la province se retrouvait au milieu des champs: on allait dansant de voisins en voisins, jouant la comédie dont j’étais quelquefois un mauvais acteur. L’hiver, il fallait subir à Fougères la société d’une petite ville, les bals, les assemblées, les dîners, et je ne pouvais pas, comme à Paris, être oublié.
D’un autre côté, je n’avais pas vu l’armée, la cour, sans qu’un changement se fût opéré dans mes idées: en dépit de mes goûts naturels, je ne sais quoi se débattant en moi contre l’obscurité me demandait de sortir de l’ombre. Julie avait la province en détestation; l’instinct du génie et de la beauté poussait Lucile sur un plus grand théâtre.
Je sentais donc dans mon existence, un malaise par qui j’étais averti que cette existence n’était pas ma destinée.
Cependant, j’aimais toujours la campagne, et celle de Marigny était charmante[292]. Mon régiment avait changé de résidence: le premier bataillon tenait garnison au Havre, le second à Dieppe; je rejoignis celui-ci: ma présentation faisait de moi un personnage. Je pris goût à mon métier; je travaillais à la manœuvre; on me confia des recrues que j’exerçais sur les galets au bord de la mer: cette mer a formé le fond du tableau dans presque toutes les scènes de ma vie.
La Martinière ne s’occupait à Dieppe ni de son homonyme Lamartinière,[293] ni du P. Simon, lequel écrivait contre Bossuet, Port-Royal et les Bénédictins[294], ni de l’anatomiste Pecquet, que madame de Sévigné appelle le petit Pecquet[295]; mais La Martinière était amoureux à Dieppe comme à Cambrai: il dépérissait aux pieds d’une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n’était pas jeune: par un singulier hasard, elle s’appelait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Dieppoise, Anne Cauchie, qui en 1645 était âgée de cent cinquante ans.
C’était en 1647 qu’Anne d’Autriche, voyant comme moi la mer par les fenêtres de sa chambre, s’amusait à regarder les brûlots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient été fidèles à Henri IV garder le jeune Louis XIV; elle donnait à ces peuples des bénédictions infinies, malgré leur vilain langage normand.
On retrouvait à Dieppe quelques redevances féodales que j’avais vu payer à Combourg, il était dû au bourgeois Vauquelin trois têtes de porc ayant chacun une orange entre les dents, et trois sous marqués de la plus ancienne monnaie connue.
Je revins passer un semestre à Fougères. Là régnait une fille noble, appelée mademoiselle de La Belinaye[296], tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j’ai déjà parlé. Une agréable laide, sœur d’un officier au régiment de Condé, attira mes admirations: je n’aurais pas été assez téméraire pour élever mes vœux jusqu’à la beauté; ce n’est qu’à la faveur des imperfections d’une femme que j’osais risquer un respectueux hommage.
Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la résolution d’abandonner la Bretagne. Elle détermina Lucile à la suivre; Lucile, à son tour, vainquit mes répugnances: nous prîmes la route de Paris; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvée.
Mon frère était marié; il demeurait chez son beau-père, le président de Rosambo, rue de Bondy[297]. Nous convînmes de nous placer dans son voisinage: par l’entremise de M. Delisle de Sales, logé dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis, nous arrêtâmes un appartement dans ces mêmes pavillons.
Madame de Farcy s’était accointée, je ne sais comment, avec Delisle de Sales[298], lequel avait été mis jadis à Vincennes pour des niaiseries philosophiques. À cette époque, on devenait un personnage quand on avait barbouillé quelques lignes de prose ou inséré un quatrain dans l’Almanach des Muses. Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avait un grand relâchement d’esprit, et laissait aller sous lui ses années; ce vieillard s’était composé une belle bibliothèque avec ses ouvrages, qu’il brocantait à l’étranger et que personne ne lisait à Paris. Chaque année, au printemps, il faisait ses remontes d’idées en Allemagne. Gras et débraillé, il portait un rouleau de papier crasseux que l’on voyait sortir de sa poche; il y consignait au coin des rues sa pensée du moment. Sur le piédestal de son buste en marbre, il avait tracé de sa main cette inscription, empruntée au buste de Buffon: Dieu, l’homme, la nature, il a tout expliqué. Delisle de Sales tout expliqué! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien décourageants. Qui se peut flatter d’avoir un talent véritable? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l’empire d’une illusion semblable à celle de Delisle de Sales? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase se croit un écrivain de génie, et n’est pourtant qu’un sot.
Si je me suis trop longuement étendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c’est qu’il fut le premier littérateur que je rencontrai: il m’introduisit dans la société des autres.
La présence de mes deux sœurs me rendit le séjour de Paris moins insupportable; mon penchant pour l’étude affaiblit encore mes dégoûts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers[299], qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s’en moquait; il prenait bien la chose, car il se piquait d’être de bonne compagnie. Flins me fit connaître Fontanes, son ami, qui est devenu le mien.
Fils d’un maître des eaux et forêts de Reims, Flins avait reçu une éducation négligée; au demeurant, homme d’esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid: court et bouffi, de gros yeux saillants, des cheveux hérissés, des dents sales, et malgré cela l’air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui était celui de presque tous les gens de lettres de Paris à cette époque, mérite d’être raconté.
[290]
On lit dans le
[291]
M. de Villèle sortit du ministère le 27 juillet 1821; Chateaubriand donna sa démission d’ambassadeur le 31 juillet.
[292]
Marigny a beaucoup changé depuis l’époque où ma sœur l’habitait. Il a été vendu et appartient aujourd’hui à MM. de Pommereul, qui l’ont fait rebâtir et l’ont fort embelli. Ch.
C’est la nièce de Chateaubriand, Mme Élisabeth-Cécile Geffelot de Marigny, mariée à Joseph-Louis-Mathurin Gouyquet de Bienassis, qui vendit le château de Marigny au baron de Pommereul, par contrat du 30 juin 1810. Le propriétaire actuel est M. Henri-Charles-Jean, baron de Pommereul, petit-fils de l’acquéreur de 1810, marié le 9 juillet 1849 à Mlle Marie-Thérèse Macdonald de Tarente, petite-fille du maréchal duc de Tarente.
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[294]
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Jean
[296]
Renée-Élisabeth de la Belinaye, fille aînée d’Armand Magdelon, comte de la Belinaye, et de Marie-Thérèse Frain de la Villegontier, née à Fougères le 28 janvier 1728, morte en la même ville le 19 juin 1816. – Sa sœur, Thérèse de la Belinaye, mariée à Anne-Joseph-Jacques Tuffin de la Rouërie, a été la mère du marquis Armand, le célèbre conspirateur.
[297]
Je relève sur l’
[298]
[299]
Ami de Fontanes, il rédigea avec lui, en 1789, le