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Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez près de La Harpe, qui demeurait rue Guénégaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d’une casaque de livrée, le servaient; le soir, ils le suivaient, et introduisaient les visites chez lui le matin. Flins allait régulièrement au Théâtre-Français, alors placé à l’Odéon[300], et excellent surtout dans la comédie. Brizard venait à peine de finir[301]; Talma commençait[302]; Larive, Saint-Phal, Fleury, Molé, Dazincourt, Dugazon, Grandmesnil, mesdames Contat, Saint-Val[303], Desgarcins, Olivier[304], étaient dans toute la force du talent, en attendant mademoiselle Mars, fille de Monvel, prête à débuter au théâtre Montansier[305]. Les actrices protégeaient les auteurs et devenaient quelquefois l’occasion de leur fortune.

Flins qui n’avait qu’une petite pension de sa famille, vivait de crédit. Vers les vacances du Parlement, il mettait en gage les livrées de ses Savoyards, ses deux montres, ses bagues et son linge, payait avec le prêt ce qu’il devait, partait pour Reims, y passait trois mois, revenait à Paris, retirait, au moyen de l’argent que lui donnait son père, ce qu’il avait déposé au mont-de-piété, et recommençait le cercle de cette vie, toujours gai et bien reçu.

* * *

Dans le cours des deux années qui s’écoulèrent depuis mon établissement à Paris jusqu’à l’ouverture des états généraux, cette société s’élargit. Je savais par cœur les élégies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui écrivis pour lui demander la permission de voir un poète dont les ouvrages faisaient mes délices; il me répondit poliment: je me rendis chez lui rue de Cléry.

Je trouvai un homme assez jeune encore, de très bon ton, grand, maigre, le visage marqué de petite vérole[306]. Il me rendit ma visite; je le présentai à mes sœurs. Il aimait peu la société et il en fut bientôt chassé par la politique: il était alors du vieux parti. Je n’ai point connu d’écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages: poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait à glisser dans la vie sans être aperçu, sacrifiait tout à sa paresse, et n’était trahi dans son obscurité que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre:

Que notre vie heureuse et fortunée Coule en secret, sous l’aile des amours, Comme un ruisseau qui, murmurant à peine, Et dans son lit resserrant tous ses flots, Cherche avec soin l’ombre des arbrisseaux, Et n’ose pas se montrer dans la plaine.

C’est cette impossibilité de se soustraire à son indolence qui, de furieux aristocrate, rendit le chevalier de Parny misérable révolutionnaire, insultant la religion persécutée et les prêtres à l’échafaud, achetant son repos à tout prix, et prêtant à la muse qui chanta Éléonore le langage de ces lieux où Camille Desmoulins allait marchander ses amours.

L’auteur de l’Histoire de la littérature italienne,[307] qui s’insinua dans la Révolution à la suite de Chamfort, nous arriva par ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux. Ginguené vivait dans le monde sur la réputation d’une pièce de vers assez gracieuse, la Confession de Zulmé, qui lui valut une chétive place dans les bureaux de M. de Necker; de là sa pièce sur son entrée au contrôle général. Je ne sais qui disputait à Ginguené son titre de gloire, la Confession de Zulmé; mais dans le fait il lui appartenait.

Le poète rennais savait bien la musique et composait des romances. D’humble qu’il était, nous vîmes croître son orgueil, à mesure qu’il s’accrochait à quelqu’un de connu. Vers le temps de la convocation des états généraux, Chamfort l’employa à barbouiller des articles pour des journaux et des discours pour des clubs: il se fit superbe. À la première fédération il disait: «Voilà une belle fête; on devrait pour mieux l’éclairer brûler quatre aristocrates aux quatre coins de l’autel.» Il n’avait pas l’initiative de ces vœux; longtemps avant lui, le ligueur Louis Dorléans avait écrit dans son Banquet du comte d’Arète: «qu’il falloit attacher en guise de fagots les ministres protestants à l’arbre du feu de Saint-Jean et mettre le roy Henry IV dans le muids où l’on mettoit les chats.»

Ginguené eut une connaissance anticipée des meurtres révolutionnaires. Madame Ginguené prévint mes sœurs et ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes, et leur donna asile: elle demeurait cul-de-sac Férou, dans le voisinage du lieu où l’on devait égorger.

Après la Terreur, Ginguené devint quasi chef de l’instruction publique; ce fut alors qu’il chanta l’Arbre de la liberté au Cadran-Bleu, sur l’air: Je l’ai planté, je l’ai vu naître. On le jugea assez béat de philosophie pour une ambassade auprès d’un de ces rois qu’on découronnait. Il écrivait de Turin à M. de Talleyrand qu’il avait vaincu un préjugé: il avait fait recevoir sa femme en pet-en-l’air à la cour[308]. Tombé de la médiocrité dans l’importance, de l’importance dans la niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours littérateur distingué comme critique, et, ce qu’il y a de mieux, écrivain indépendant dans la Décade[309] la nature l’avait remis à la place d’où la société l’avait mal à propos tiré. Son savoir est de seconde main, sa prose lourde, sa poésie correcte et quelquefois agréable.

Ginguené avait un ami, le poète Le Brun[310]. Ginguené protégeait Le Brun, comme un homme de talent, qui connaît le monde, protège la simplicité d’un homme de génie; Le Brun, à son tour, répandait ses rayons sur les hauteurs de Ginguené. Rien n’était plus comique que le rôle de ces deux compères, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peuvent rendre deux hommes supérieurs dans des genres divers.

Le Brun était tout bonnement un faux monsieur de l’Empyrée; sa verve était aussi froide que ses transports étaient glacés. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entassés pêle-mêle sur le plancher, un lit de sangle dont les rideaux, formés de deux serviettes sales, pendillaient sur un tringle de fer rouillé, et la moitié d’un pot à l’eau accotée contre un fauteuil dépaillé. Ce n’est pas que Le Brun ne fût à son aise, mais il était avare et adonné à des femmes de mauvaise vie[311].

Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare[312]. Parmi ses poésies lyriques, on trouve des strophes énergiques ou élégantes, comme dans l’ode sur le vaisseau le Vengeur et dans l’ode sur les Environs de Paris. Ses élégies sortent de sa tête, rarement de son âme; il a l’originalité recherchée, non l’originalité naturelle; il ne crée rien qu’à force d’art; il se fatigue à pervertir le sens des mots et à les conjoindre par des alliances monstrueuses. Le Brun n’avait de vrai talent que pour le satire; son épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d’un renom mérité. Quelques-unes de ces épigrammes sont à mettre auprès de celles de J.-B. Rousseau; La Harpe surtout l’inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice: il fut indépendant sous Bonaparte, et il reste de lui, contre l’oppresseur de nos libertés, des vers sanglants[313].

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[300]

Le Théâtre-Français occupait, depuis 1782, la salle construite par ordre de Louis XVI, d’après les plans des architectes Peyre et de Wailly, près le Luxembourg, à l’extrémité du terrain qu’occupait le jardin de l’hôtel Condé. En 1798, ce théâtre reçut le nom d’Odéon, parce que des opéras devaient former le fond de son répertoire. C’était un souvenir classique du théâtre couvert de ce nom [Grec: ᾨδεῖον] bâti à Athènes par Périclès pour les concours de musique. La salle de 1782 fut incendiée dans la nuit du 18 au 19 mars 1799. Reconstruit sur ses anciennes fondations par décision du premier Consul, ce théâtre fut détruit une seconde fois par le feu le 20 avril 1818. Louis XVIII le fit rebâtir. C’est l’Odéon actuel.

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[301]

Brizard (Jean-Baptiste Britard, dit), né en 1721 à Orléans, mort le 30 janvier 1791. Après avoir remporté, comme tragédien, de très grands succès dans les pères nobles et les rois, il s’était retiré, le 1er avril 1786, le même soir que le couple Préville et Mlle Fanier. Tous parurent dans la Partie de chasse de Henri IV, au milieu des bravos et de l’émotion générale. (G. Monval et P. Porel, l’Odéon, tome I, p. 249.)

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[302]

Talma avait débuté, le 21 novembre 1787, en jouant le rôle de Séide, dans le Mahomet, de Voltaire. (G. Monval et P. Porel, op. cit., tome I, page 57.)

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[304]

Mlle Olivier (Jeanne-Adélaïde-Gérardine), née à Londres en 1765. Toute jeune encore, charmante avec sa chevelure blonde et ses yeux noirs, elle avait créé, le 27 avril 1784, le rôle de Chérubin dans le Mariage de Figaro, et son succès avait presque égalé celui de Mlle Contat, qui jouait Suzanne.

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[305]

Mars (Anne-Françoise-Hyppolyte Boutet, dite Mlle), née à Paris le 9 février 1779, morte le 20 mars 1847. Elle était fille de l’acteur Boutet dit Monvel et d’une actrice de province, Marguerite Salvetat. Ne pouvant prendre, au théâtre, le nom de Monvel, elle prit celui de sa mère, qui se faisait appeler Madame Mars. Dès l’âge de treize ans, en 1792, elle débuta dans des rôles d’enfants au Théâtre de mademoiselle Montansier, auquel était attaché son père. – La salle de Mlle Montansier est actuellement le Théâtre du Palais-Royal.

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[306]

«Le chevalier de Parny est grand, mince, le teint brun, les yeux noirs enfoncés et fort vifs. Nous étions liés. Il n’a pas de douceur dans la conversation… Il m’a dit que les sites décrits par Saint-Pierre dans Paul et Virginie étaient faux: mais Parny enviait Bernardin.» (Note manuscrite de Chateaubriand, écrite en 1798 sur un exemplaire de l’Essai.) Ce curieux exemplaire, donné un jour par Chateaubriand à J.-B. Soulié, rédacteur de la Quotidienne, après avoir passé dans la bibliothèque de M. Aimé-Martin, dans celle de M. Tripier et enfin dans celle de Sainte-Beuve, est possédé aujourd’hui par Mme la comtesse de Chateaubriand.

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[307]

Guinguené. – Voir sur lui la note [207].

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[308]

Guinguené fut nommé, au commencement de 1798, ambassadeur de la République française à Turin. «C’était, dit M. Ludovic Sciout (le Directoire, tome III, p. 532), c’était un vrai Trissotin, un révolutionnaire aussi sot qu’insolent.» Par affectation de simplicité, et sans doute aussi par économie, car il tenait beaucoup à l’argent, il fit dispenser sa femme de paraître en habit de cour aux audiences. Sans perdre une heure, il dépêcha au ministre des relations extérieures un courrier extraordinaire, porteur de la grande nouvelle: la citoyenne ambassadrice est allée à la cour en pet-en-l’air! Ce pauvre Guinguené avait compté sans son hôte: le ministre (c’était Talleyrand) glissa aussitôt dans le Moniteur la note suivante: «Un ambassadeur de la République a écrit, dit-on, au ministre des relations extérieures qu’il venait de remporter une victoire signalée sur l’étiquette d’une vieille monarchie, en y faisant recevoir l’ambassadrice en habits bourgeois. Le ministre lui a répondu que la République n’envoyait que des ambassadeurs, parce qu’il n’y avait chez elle que des directeurs et qu’on n’y connaissait de directrices que celles qui se trouvaient à la tête de quelques spectacles.» (Moniteur du 26 juin 1798.) – À quelques jours de là, Guinguené était rappelé.

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[309]

La Décade philosophique, fondée le 10 floréal an II (29 avril 1794). Guinguené en fut le principal rédacteur. Il était secondé par une «société de républicains» devenue en l’an V «une société de gens de lettres». On remarquait, dans le nombre, J.-B. Say, Amaury Duval, Lebreton, Andrieux, etc. Peu après l’établissement de l’empire, le 10 vendémiaire an XIII (2 octobre 1804), la Décade changea son titre en celui de Revue philosophique, littéraire et politique. Elle cessa de paraître en 1807. Lors de la publication du Génie du christianisme, la Décade n’avait pas manqué de l’attaquer très vivement dans trois articles dus à la plume de Guinguené et réunis aussitôt en brochure sous ce titre: Coup d’œil rapide sur le Génie du christianisme, ou quelques pages sur les cinq volumes in-8° publiées sous ce titre par François-Auguste Chateaubriand. – Paris, de l’imprimerie de la Décade, etc., an X (1802), in-8° de 92 pages.

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[310]

Le Brun (Ponce-Denis Escouchard) dit Lebrun-Pindare; né le 11 août 1729 à Paris, où il est mort le 2 septembre 1807.

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[311]

Déjà, en 1798, dans une note manuscrite de son exemplaire de l’Essai, Chateaubriand avait tracé de Le Brun ce joli croquis: «Le Brun a toutes les qualités du lyrique. Ses yeux sont âpres, ses tempes chauves, sa taille élevée. Il est maigre, pâle, et quand il récite son Exegi monumentum, on croirait entendre Pindare aux Jeux olympiques. Le Brun ne s’endort jamais qu’il n’ait composé quelques vers, et c’est toujours dans son lit, entre trois et quatre heures du matin, que l’esprit divin le visite. Quand j’allais le voir le matin, je le trouvais entre trois ou quatre pots sales avec une vieille servante qui faisait son ménage: «Mon ami, me disait-il, ah! j’ai fait cette nuit quelque chose! oh! si vous l’entendiez!» Et il se mettait à tonner sa strophe, tandis que son perruquier, qui enrageait, lui disait: «Monsieur, tournez donc la tête!» et avec ses deux mains il inclinait la tête de Le Brun, qui oubliait bientôt le perruquier et recommençait à gesticuler et déclamer.»

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[312]

Sur le souper antique de M. de Vaudreuil, voyez les Souvenirs de Mme Lebrun-Vigée. Le Brun, coiffé du laurier de Pindare, y récita des imitations d’Anacréon.

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[313]

Il est bien vrai que Le Brun a écrit des vers sanglants contre Bonaparte; mais ces vers, il les a tenus secrets, tandis qu’il avait bien soin de publier ceux où il célébrait ce même Bonaparte. «Il s’était tout à fait, et dès le premier jour, dit Sainte-Beuve, rallié à Bonaparte, qui lui avait accordé une grosse pension 6,000 francs. Il a loué le héros, comme il avait déjà loué indifféremment Louis XVI, Calonne, Vergennes, Robespierre, sans préjudice des petites épigrammes qu’il se passait dans l’intervalle et qui ne comptaient pas.» Causeries du lundi, V. 134.