Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Chamfort[314]; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des mœurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l’esprit et du talent, mais de cet esprit et de ce talent qui n’atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n’arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu’il avait levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu’une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu’une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l’inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n’être encore qu’un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime; il se manqua: la mort se rit de ceux qui l’appellent et qui la confondent avec le néant[315].
Je n’ai connu l’abbé Delille[316] qu’en 1798 à Londres, et n’ai vu ni Rulhière, qui vit par madame d’Egmont et qui la fait vivre[317], ni Palissot[318], ni Beaumarchais[319], ni Marmontel[320]. Il en est ainsi de Chénier[321] que je n’ai jamais rencontré, qui m’a beaucoup attaqué, auquel je n’ai jamais répondu, et dont la place à l’Institut devait produire une des crises de ma vie.
Lorsque je relis la plupart des écrivains du XVIIIe siècle, je suis confondu et du bruit qu’ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avancé, soit qu’elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d’usé, de passé, de grisaillé, d’inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l’âge voltairien des choses pauvres de sentiment, de pensée et de style.
À qui m’en prendre de mon mécompte? J’ai peur d’avoir été le premier coupable; novateur né, j’aurai peut-être communiqué aux générations nouvelles la maladie dont j’étais atteint. Épouvanté, j’ai beau crier à mes enfants; «N’oubliez pas le français!» Ils me répondent comme le Limousin à Pantagrueclass="underline" «qu’ils viennent de l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce»[322].
Cette manière de gréciser et de latiniser notre langue n’est pas nouvelle, comme on le voit: Rabelais la guérit, elle reparut dans Ronsard; Boileau l’attaqua. De nos jours elle a ressuscité par la science; nos révolutionnaires, grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres, les kilomètres, les millimètres, les décagrammes: la politique a ronsardisé.
J’aurais pu parler ici de M. de La Harpe, que je connus alors, et sur lequel je reviendrai; j’aurais pu ajouter à la galerie de mes portraits celui de Fontanes; mais, bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu’en Angleterre que je me liai avec lui d’une amitié toujours accrue par la mauvaise fortune, jamais diminuée par la bonne; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l’effusion de mon cœur. Je n’aurai à peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment où mes souvenirs me conduisaient à retracer le commencement de sa vie[323]. Notre existence est d’une telle fuite, que si nous n’écrivons pas le soir l’événement du matin, le travail nous encombre et nous n’avons plus le temps de le mettre à jour. Cela ne nous empêche pas de gaspiller nos années, de jeter au vent ces heures qui sont pour l’homme les semences de l’éternité.
Si mon inclination et celle de mes deux sœurs m’avaient jeté dans cette société littéraire, notre position nous forçait d’en fréquenter une autre; la famille de la femme de mon frère fut naturellement pour nous le centre de cette dernière société.
Le président Le Peletier de Rosambo, mort depuis avec tant de courage[324], était, quand j’arrivai à Paris, un modèle de légèreté. À cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs, symptôme d’une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères. Les Lamoignon, les Molé, les Séguier, les d’Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger. Les présidentes, cessant d’être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir femmes à brillantes aventures. Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens; les ministres tombaient les uns sur les autres; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprême bon ton était d’être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l’armée; d’être tout, excepté Français. Ce que l’on faisait, ce que l’on disait, n’était qu’une suite d’inconséquences. On prétendait garder des abbés commendataires, et l’on ne voulait point de religion; nul ne pouvait être officier s’il n’était gentilhomme, et l’on déblatérait contre la noblesse; on introduisait l’égalité dans les salons et les coups de bâton dans les camps.
M. de Malesherbes avait trois filles[325], mesdames de Rosambo, d’Aulnay, de Montboissier; il aimait de préférence madame de Rosambo, à cause de la ressemblance de ses opinions avec les siennes. Le président de Rosambo avait également trois filles, mesdames de Chateaubriand, d’Aunay, de Tocqueville[326], et un fils dont l’esprit brillant s’est recouvert de la perfection chrétienne[327]. M. de Malesherbes se plaisait au milieu de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Mainte fois, au commencement de la Révolution, je l’ai vu arriver chez madame de Rosambo, tout échauffé de politique, jeter sa perruque, se coucher sur le tapis de la chambre de ma belle-sœur, et se laisser lutiner avec un tapage affreux par les enfants ameutés. Ç’aurait été du reste un homme assez vulgaire dans ses manières, s’il n’eût eu certaine brusquerie qui le sauvait de l’air commun: à la première phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l’homme d’un vieux nom et le magistrat supérieur. Ses vertus naturelles s’étaient un peu entachées d’affectation par la philosophie qu’il y mêlait. Il était plein de science, de probité et de courage; mais bouillant, passionné au point qu’il me disait un jour en parlant de Condorcet: «Cet homme a été mon ami; aujourd’hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien»[328]. Les flots de la Révolution le débordèrent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeuré caché dans ses mérites, si le malheur ne l’eût décelé à la terre. Un noble Vénitien perdit la vie en retrouvant ses titres dans l’éboulement d’un vieux palais.
Les franches façons de M. de Malesherbes m’ôtèrent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction; nous nous touchâmes par ce premier point: nous parlions de botanique et de géographie, sujets favoris de ses conversations. C’est en m’entretenant avec lui que je conçus l’idée de faire un voyage dans l’Amérique du Nord, pour découvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackensie[329]. Nous nous entendions aussi en politique: les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l’indépendance de mon caractère; l’antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant. J’étais du côté de M. de Malesherbes et de madame de Rosambo, contre M. de Rosambo et contre mon frère, à qui l’on donna le surnom de l’enragé Chateaubriand. La Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes: je vis la première tête portée au bout d’une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d’admiration et un argument de liberté; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu’un terroriste. N’ai-je pas rencontré en France toute cette race de Brutus au service de César et de sa police? Les niveleurs, régénérateurs, égorgeurs, étaient transformés en valets, espions, sycophantes, et moins naturellement encore en ducs, comtes et barons: quel moyen âge!
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Arrêté une première fois et enfermé aux Madelonnettes, ramené bientôt dans son appartement de la Bibliothèque nationale, mais placé sous la surveillance d’un gendarme, le jour où on avait voulu le conduire en prison, pour la seconde fois, Chamfort avait voulu se tuer. Il s’était tiré un coup de pistolet, qui lui avait seulement fracassé le bout du nez et crevé un œil. Il avait pris alors un rasoir, essayant de se couper la gorge, y revenant à plusieurs reprises et se mettant en lambeaux toutes les chairs; enfin cette seconde tentative ayant manqué comme la première, il s’était porté plusieurs coups vers le cœur; puis par un dernier effort, il avait tâché de se couper les deux jarrets et de s’ouvrir toutes les veines. La mort s’était ri de lui, selon le mot de Chateaubriand, et elle le vint prendre seulement quelques semaines plus tard, le 13 avril 1794. – En 1797, dans son
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Chateaubriand écrivait cette page au mois de juin 1821: Fontanes était mort le 17 mars précèdent.
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Il doit y avoir là une erreur de plume. Malesherbes n’a eu que deux filles: Marie-Thérèse, née le 6 février 1756, mariée le 30 mai 1769 à Louis Le Peletier, seigneur de Rosambo; – Françoise-Pauline, née le 15 juillet 1758, mariée le 22 janvier 1775 à Charles-Philippe-Simon de Montboissier-Beaufort-Canillac, mestre de camp du régiment d’Orléans dragons.
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Les trois filles du président de Rosambo épousèrent le frère de Chateaubriand, le comte Lepelletier d’Aunay et le comte de Tocqueville. Né le 3 août 1772, d’abord sous-lieutenant au régiment de Vexin, puis soldat dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, M. de Tocqueville quitta la France pendant la période révolutionnaire. Sous la Restauration, il administra successivement, comme préfet, les départements de Maine-et-Loire, de l’Oise, de la Côte-d’Or, de la Moselle, de la Somme et de Seine-et-Oise. Charles X le nomma gentilhomme de la Chambre et pair de France (5 septembre 1827). Il fut exclu de la Chambre haute en 1830, en vertu de l’article 68 de la nouvelle charte. Il a publié divers ouvrages:
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Louis
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À propos de ces paroles, Sainte-Beuve a dit, dans son article sur
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Dans ces dernières années, naviguée par le capitaine Franklin et le capitaine Parry. (Note de Genève, 1831.) Ch.