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Enfin, ce qui m’attacha davantage à l’illustre vieillard, ce fut sa prédilection pour ma sœur: malgré la timidité de la comtesse Lucile, on parvint, à l’aide d’un peu de vin de Champagne, à lui faire jouer un rôle dans une petite pièce, à l’occasion de la fête de M. de Malesherbes; elle se montra si touchante que le bon et grand homme en avait la tête tournée. Il poussait plus que mon frère même à sa translation du chapitre d’Argentière à celui de Remiremont, où l’on exigeait les preuves rigoureuses et difficile des seize quartiers. Tout philosophe qu’il était, M. de Malesherbes avait à un haut degré les principes de la naissance[330].

Il faut étendre dans l’espace d’environ deux années cette peinture des hommes et de la société à mon apparition dans le monde, entre la clôture de la première assemblée de Notables, le 25 mai 1787, et l’ouverture des états généraux, le 5 mai 1789. Pendant ces deux années, mes sœurs et moi nous n’habitâmes constamment ni Paris, ni le même lieu dans Paris. Je vais maintenant rétrograder et ramener mes lecteurs en Bretagne.

Du reste, j’étais toujours affolé de mes illusions; si mes bois me manquaient, les temps passés, au défaut des lieux lointains, m’avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-Prés, dans les cloîtres des couvents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte-Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rues de la Cité, à la porte obscure d’Héloïse, je revoyais mon enchanteresse; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort: elle était pâle, elle me regardait avec des yeux tristes; ce n’était plus que l’ombre ou les mânes du rêve que j’avais aimé.

* * *

Mes différentes résidences en Bretagne, dans les années 1787 et 1788, commencèrent mon éducation politique. On retrouvait dans les états de province le modèle des états généraux: aussi les troubles particuliers qui annoncèrent ceux de la nation éclatèrent-ils dans deux pays d’états, la Bretagne et le Dauphiné.

La transformation qui se développait depuis deux cents ans touchait à son terme: la France passée de la monarchie féodale à la monarchie des états généraux, de la monarchie des états généraux à la monarchie des parlements, de la monarchie des parlements à la monarchie absolue, tendait à la monarchie représentative, à travers la lutte de la magistrature contre la puissance royale.

Le parlement Maupeou, l’établissement des assemblées provinciales, avec le vote par tête, la première et la seconde assemblée des Notables, la Cour plénière, la formation des grands baillages, la réintégration civile des protestants, l’abolition partielle de la torture, celle des corvées, l’égale répartition du payement de l’impôt, étaient des preuves successives de la révolution qui s’opérait. Mais alors on ne voyait pas l’ensemble des faits: chaque événement paraissait un accident isolé. À toutes les périodes historiques, il existe un esprit principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines: c’est pourquoi au début des révolutions, tant de personnes croient qu’il suffirait de briser telle roue pour empêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion.

Le XVIIIe siècle, siècle d’action intellectuelle, non d’action matérielle, n’aurait pas réussi à changer si promptement les lois, s’il n’eût rencontré son véhicule: les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du système philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou frénétique, si elle n’est pas logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d’une volonté, lui attache une langue et des bras. C’est et ce sera toujours par des corps légaux ou illégaux qu’arrivent et arriveront les révolutions.

Les parlements avaient leur cause à venger: la monarchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée sur les états généraux. Les enregistrements forcés, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats populaires, les poussaient à demander des libertés dont au fond ils n’étaient pas sincères partisans. Ils réclamaient les états généraux, n’osant avouer qu’ils désiraient pour eux-mêmes la puissance législative et politique; ils hâtaient de la sorte la résurrection d’un corps dont ils avaient recueilli l’héritage, lequel, en reprenant la vie, les réduirait tout d’abord à leur propre spécialité, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intérêt, qu’ils se meuvent par sagesse ou passion: Louis XVI rétablit les parlements qui le forcèrent à appeler les états généraux; les états généraux, transformés en assemblée nationale et bientôt en Convention, détruisirent le trône et les parlements, envoyèrent à la mort et les juges et le monarque de qui émanait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu’ils étaient, sans le savoir, les moyens d’une révolution sociale.

L’idée des états généraux était donc dans toutes les têtes, seulement on ne voyait pas où cela allait. Il était question, pour la foule, de combler un déficit que le moindre banquier aujourd’hui se chargerait de faire disparaître. Un remède si violent, appliqué à un mal si léger, prouve qu’on était emporté vers des régions politiques inconnues. Pour l’année 1786, seule année dont l’état financier soit bien avéré, la recette était de 412,924,000 livres, la dépense de 593,542,000 livres; déficit 180,018,000 livres, réduit à 140 millions, par 40,018,000 livres d’économie. Dans ce budget, la maison du roi est portée à l’immense somme de 37,200,000 livres: les dettes des princes, les acquisitions de châteaux et les déprédations de la cour étaient la cause de cette surcharge.

On voulait avoir les états généraux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1614, on n’avait jamais ouï parler des états généraux, ni réclamer leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clergé, réunis à Paris, demandèrent les états généraux. Il existe un gros recueil des actes et des discours faits et prononcés alors. Le parlement de Paris, tout-puissant à cette époque, loin de seconder le vœu des deux premiers ordres, cassa leurs assemblées comme illégales; ce qui était vrai.

Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave échappé à ceux qui se sont mêlés et qui se mêlent d’écrire l’histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les états dits généraux. Eh bien, il arrivait souvent que des bailliages ne nommaient des députés que pour un ou deux ordres. En 1614, le bailliage d’Amboise n’en nomma ni pour le clergé ni pour la noblesse: le bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais n’en envoya ni pour le clergé ni pour le tiers état: Le Puy, La Rochelle, Le Lauraguais, Calais, la Haute-Marche, Châtellerault, firent défaut pour le clergé, et Montdidier et Roye pour la noblesse. Néanmoins, les états de 1614 furent appelés états généraux. Aussi les anciennes chroniques, s’exprimant d’une manière plus correcte, disent, en parlant de nos assemblées nationales, ou les trois états, ou les notables bourgeois, ou les barons et les évêques, selon l’occurrence, et elles attribuent à ces assemblées ainsi composées la même force législative. Dans les diverses provinces, souvent le tiers, tout convoqué qu’il était, ne députait pas, et cela par une raison inaperçue, mais fort naturelle. Le tiers s’était emparé de la magistrature, il en avait chassé les gens d’épée; il y régnait d’une manière absolue, excepté dans quelques parlements nobles, comme juge, avocat, procureur, greffier, clerc, etc.; il faisait les lois civiles et criminelles, et, à l’aide de l’usurpation parlementaire, il exerçait même le pouvoir politique. La fortune, l’honneur et la vie des citoyens relevaient de lui: tout obéissait à ses arrêts, toute tête tombait sous le glaive de ses justices. Quand donc il jouissait isolément d’une puissance sans bornes, qu’avait-il besoin d’aller chercher une faible portion de cette puissance dans des assemblées où il n’avait paru qu’à genoux?

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[330]

Dans l’Essai sur les Révolutions, sous l’impression encore récente du supplice de Malesherbes et de presque tous les siens, Chateaubriand avait tracé du défenseur de Louis XVI un éloquent et admirable portrait, que ne fait point pâlir celui des Mémoires. On trouvera ce premier portrait de Malesherbes à l’Appendice, Nº VIII: M. de Malesherbes.