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Le peuple, métamorphosé en moine, s’était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l’opinion religieuse; le peuple, métamorphosé en collecteur et en banquier, s’était réfugié dans la finance, et gouvernait la société par l’argent; le peuple, métamorphosé en magistrat, s’était réfugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, était démocrate dans son ensemble, sous la direction de son roi, avec lequel il s’entendait à merveille et marchait presque toujours d’accord. C’est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France à faire, ou plutôt l’histoire de France n’est pas faite.

Toutes les grandes questions mentionnées ci-dessus étaient particulièrement agitées dans les années 1786, 1787 et 1788. Les têtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacité naturelle, dans les privilèges de la province, du clergé et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des états, abondante matière d’inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne[331], avait augmenté les divisions en favorisant la cause du tiers état. M. de Montmorin[332] et M. de Thiard étaient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement, qui était noble; tantôt elle résistait à M. Necker[333], à M. de Calonne, à l’archevêque de Sens[334]; tantôt elle repoussait le mouvement populaire, que sa résistance première avait favorisé. Elle s’assemblait, délibérait, protestait; les communes ou municipalités s’assemblaient, délibéraient, protestaient en sens contraire. L’affaire particulière du fouage, en se mêlant aux affaires générales, avait accru les inimitiés. Pour comprendre ceci, il est nécessaire d’expliquer la constitution du duché de Bretagne.

Les états de Bretagne ont plus ou moins varié dans leur forme, comme tous les états de l’Europe féodale, auxquels ils ressemblaient.

Les rois de France furent substitués aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la duchesse Anne, de l’an 1491, n’apporta pas seulement la Bretagne en dot à la couronne de Charles VIII et de Louis XII, mais il stipula une transaction, en vertu de laquelle fut terminé un différend qui remontait à Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne prétendait que les filles héritaient au duché; la France soutenait que la succession n’avait lieu qu’en ligne masculine; que celle-ci venant à s’éteindre, la Bretagne, comme grand fief, faisait retour à la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XII, se cédèrent mutuellement leurs droits ou prétentions. Claude fille d’Anne et de Louis XII, qui devint femme de François Ier, laissa en mourant le duché de Bretagne à son mari. François Ier, d’après la prière des états assemblées à Vannes, unit, par édit publié à Nantes en 1532, le duché de Bretagne à la couronne de France, garantissant à ce duché ses libertés et privilèges.

À cette époque, les états de Bretagne étaient réunis tous les ans: mais en 1630 la réunion devint bisannuelle. Le gouverneur proclamait l’ouverture des états. Les trois ordres s’assemblaient selon les lieux, dans une église ou dans les salles d’un couvent. Chaque ordre délibérait à part: c’étaient trois assemblées particulières avec leurs diverses tempêtes, qui se convertissaient en ouragan général quand le clergé, la noblesse et le tiers venaient à se réunir. La cour soufflait la discorde, et dans ce champ resserré, comme dans une plus vaste arène, les talents, les vanités et les ambitions étaient en jeu.

Le père Grégoire de Rostrenen, capucin, dans la dédicace de son Dictionnaire français-breton,[335] parle de la sorte à nos seigneurs les états de Bretagne:

«S’il ne convenait qu’à l’orateur romain de louer dignement l’auguste assemblée du sénat de Rome, me convenait-il de hasarder l’éloge de votre auguste assemblée, qui nous retrace si dignement l’idée de ce que l’ancienne et la nouvelle Rome avaient de majestueux et de respectable?

Rostrenen prouve que le celtique est une de ces langues primitives que Gomer, fils aîné de Japhet, apporta en Europe, et que les Bas-Bretons, malgré leur taille, descendent des géants. Malheureusement, les enfants bretons de Gomer, longtemps séparés de la France, ont laissé dépérir une partie de leurs vieux titres: leurs chartes, auxquelles ils ne mettaient pas une assez grande importance comme les liant à l’histoire générale, manquent trop souvent de cette authenticité à laquelle les déchiffreurs de diplômes attachent de leur côté beaucoup trop de prix.

Le temps de la tenue des états en Bretagne était un temps de galas et de bals: on mangeait chez M. le commandant, on mangeait chez M. le président de la noblesse, on mangeait chez M. le président du clergé, on mangeait chez M. le trésorier des états, on mangeait chez M. l’intendant de la province, on mangeait chez M. le président du parlement; on mangeait partout: et l’on buvait! À de longues tables de réfectoires se voyaient assis des Du Guesclins laboureurs, des Duguay-Trouin matelots, portant au côté leur épée de fer à vieille garde ou leur petit sabre d’abordage. Tous les gentilshommes assistant aux états en personne ne ressemblaient pas mal à une diète de Pologne, de la Pologne à pied, non à cheval, diète de Scythes, non de Sarmates.

Malheureusement, on jouait trop. Les bals ne discontinuaient. Les Bretons sont remarquables par leurs danses et par les airs de ces danses. Madame de Sévigné a peint nos ripailles politiques au milieu des landes, comme ces festins des fées et des sorciers qui avaient lieu la nuit sur les bruyères:

«Vous aurez maintenant, écrit-elle, des nouvelles de nos états pour votre peine d’être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré: le lundi matin il m’écrivit une lettre; j’y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu: il y a quatorze couverts à chaque table: Monsieur en tient une, et Madame l’autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers; et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils ne comprenaient pas qu’il fallût qu’une porte fût plus haute qu’eux… Après le dîner, MM. de Lomaria et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux et des menuets, d’un air que les courtisans n’ont pas à beaucoup près: ils y font des pas de Bohémiens et de Bas-Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment… C’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n’avais jamais vu les états; c’est une assez belle chose. Je ne crois pas qu’il y ait une province rassemblée qui ait aussi grand air que celle-ci; elle doit être bien pleine, du moins, car il n’y en a pas un seul à la guerre ni à la cour; il n’y a que le petit guidon (M. de Sévigné le fils) qui peut-être y reviendra un jour comme les autres… Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie: voilà les états. J’oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu’on y boit.»[336]

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[331]

Charles-Alexandre de Calonne; (1734–1802), contrôleur général des finances de 1783 à 1785. Il avait été en 1766 procureur général de la commission instituée pour examiner la conduite de La Chalotais.

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[332]

Montmorin-Saint-Hérem (Armand-Marc, comte de), né le 13 octobre 1746. Menin du Dauphin, depuis Louis XVI, il avait débuté dans la carrière politique comme diplomate et avait rempli auprès du roi d’Espagne le poste d’ambassadeur. De retour en France, il fut nommé commandant pour le roi en Bretagne (4 avril 1784). Il conserva ces fonctions jusqu’au commencement de 1787. Ministre des affaires étrangères, du 18 février 1787 au 11 juillet 1789, et du 17 juillet 1789 au 20 novembre 1791, dénoncé par les journalistes du parti de la Gironde comme l’un des membres du prétendu comité autrichien, emprisonné à l’Abbaye après le 10 août, il fut égorgé le 2 septembre 1792. Le comte de Montmorin était le père de Mme de Beaumont, qui a tenu une si grande place dans la vie de Chateaubriand.

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[333]

Necker (Jacques), contrôleur général des finances, (né à Genève le 30 septembre 1732, mort à Coppet le 9 avril 1814).

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[334]

Étienne-Charles de Loménie de Brienne, archevêque de Sens (1727–1794): il était premier ministre lors de la Convocation des États-Généraux, mais fut forcé de donner sa démission, le 25 août 1789. Arrêté à Sens le 9 novembre 1793 et jeté en prison, il fut, au mois de février 1794, remis chez lui avec des gardes qui ne le perdaient pas de vue. Son frère, le comte de Brienne, ancien ministre de la guerre, l’étant venu voir, on arrêta le ci-devant comte, et, du même coup, l’archevêque, les trois Loménie ses neveux, dont l’un son coadjuteur, et Mme de Canisy, sa nièce. Ils devaient tous, en vertu d’un ordre du Comité de sûreté générale, être conduits le lendemain à Paris. Le lendemain au matin, quand on entra dans la chambre de l’archevêque, on le trouva mort. (Voir les Mémoires de Morellet, tome II, p. 15.) – Le comte de Loménie de Brienne; ses trois neveux, l’abbé Martial de Loménie, François de Loménie, capitaine de chasseurs, Charles de Loménie, chevalier de Saint-Louis et de Cincinnatus; sa nièce, Mme de Canisy, furent guillotinés tous les cinq, le 21 floréal an II, 10 mai 1794.

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[335]

Rostrenen Grégoire de, capucin et prédicateur. Le savant éditeur de la Biographie bretonne, M. Paul Levot, n’a pu découvrir ni la date et le lieu de sa naissance, ni la date et le lieu de sa mort. Il est l’auteur du dictionnaire paru en 1732 à Rennes, chez l’imprimeur Julien Vatar, sous ce titre: Dictionnaire françois-celtique ou françois-breton, nécessaire à tous ceux qui veulent traduire le françois en celtique ou en langage breton, pour prêcher, catéchiser et confesser, selon les différents dialectes de chaque diocèse; utile et curieux pour s’instruire à fond de la langue bretonne, et pour trouver l’étymologie de plusieurs mots françois et bretons, de noms propres de villes et de maisons.

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[336]

Lettre du 5 août 1671.