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Les Bretons ont de la peine à pardonner à madame de Sévigné ses moqueries. Je suis moins rigoureux; mais je n’aime pas qu’elle dise: «Vous me parlez bien plaisamment de nos misères; nous ne sommes plus si roués: un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement.» C’est pousser trop loin l’agréable langage de cour: Barère parlait avec la même grâce de la guillotine. En 1793, les noyades de Nantes s’appelaient des mariages républicains: le despotisme populaire reproduisait l’aménité de style du despotisme royal.

Les fats de Paris, qui accompagnaient aux états messieurs les gens du roi, racontaient que nous autres hobereaux nous faisions doubler nos poches de fer-blanc, afin de porter à nos femmes les fricassées de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran était naguère resté sur la place, en échange de ses mauvais propos. Ce descendant des troubadours et des rois provençaux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-lièvre du Morbihan, de la hauteur d’un Lapon[337]. Ce Ker ne le cédait point à son adversaire en généalogie: si saint Elzéar de Sabran était proche parent de Saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du très noble Ker, était évêque de Quimper sous le roi Gallon II, trois cents ans avant Jésus-Christ[338].

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Le revenu du roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins; dans le produit du domaine de la couronne, qu’on pouvait évaluer de trois à quatre cent mille francs; dans la perception du timbre, etc.

La Bretagne avait ses revenus particuliers, qui lui servaient à faire face à ses charges: le grand et le petit devoir, qui frappaient les liquides et le mouvement des liquides, fournissant deux millions annuels; enfin, les sommes rentrant par le fouage. On ne se doute guère de l’importance du fouage dans notre histoire; cependant il fut à la révolution de France, ce que fut le timbre à la révolution des États-Unis.

Le fouage (census pro singulis focis exactus) était un cens, ou une espèce de taille, exigé par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augmenté, se payaient les dettes de la province. En temps de guerre, les dépenses s’élevaient à plus de sept millions d’une session à l’autre, somme qui primait la recette. On avait conçu le projet de créer un capital des deniers provenus du fouage, et de le constituer en rentes au profit des fouagistes: le fouage n’eut plus alors été qu’un emprunt. L’injustice (bien qu’injustice légale au terme du droit coutumier) était de le faire porter sur la seule propriété routière. Les communes ne cessaient de réclamer; la noblesse, qui tenait moins à son argent qu’à ses privilèges, ne voulait pas entendre parler d’un impôt qui l’aurait rendue taillable. Telle était la question, quand se réunirent les sanglants états de Bretagne du mois de décembre 1788.

Les esprits étaient alors agités par diverses causes; l’assemblée des Notables, l’impôt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des états généraux et l’affaire du collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro, les grands bailliages et Cagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, étaient l’objet des controverses dans toutes les familles.

La noblesse bretonne, de sa propre autorité, s’était convoquée à Rennes pour protester contre l’établissement de la Cour plénière. Je me rendis à cette diète: c’est la première réunion politique où je me sois trouvé de ma vie. J’étais étourdi et amusé des cris que j’entendais. On montait sur les tables et sur les fauteuils; on gesticulait, on parlait tous à la fois. Le marquis de Trémargat, Jambe de bois[339], disait d’une voix de stentor: «Allons tous chez le commandant, M. de Thiard; nous lui dirons: La noblesse bretonne est à votre porte; elle demande à vous parler: «le roi même ne la refuserait pas!» À ce trait d’éloquence les bravos ébranlaient les voûtes de la salle. Il recommençait: «Le roi même ne la refuserait pas!» Les huchées et les trépignements redoublaient. Nous allâmes chez M. le comte de Thiard[340], homme de cour, poète érotique, esprit doux et frivole, mortellement ennuyé de notre vacarme; il nous regardait comme des houhous, des sangliers, des bêtes fauves; il brûlait d’être hors de notre Armorique et n’avait nulle envie de nous refuser l’entrée de son hôtel. Notre orateur lui dit ce qu’il voulut, après quoi nous vînmes rédiger cette déclaration: «Déclarons infâmes ceux qui pourraient accepter quelques places, soit dans l’administration nouvelle de la justice, soit dans l’administration des états, qui ne seraient pas avouées par les lois constitutives de la Bretagne.» Douze gentilshommes furent choisis pour porter cette pièce au roi: à leur arrivée à Paris, on les coffra à la Bastille, d’où ils sortirent bientôt en façon de héros[341]; ils furent reçus à leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands boutons de nacre semés d’hermine, autour desquels boutons était écrite en latin cette devise: «Plutôt mourir que de se déshonorer.» Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le même abîme.

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Ce fut à cette époque que mon frère, suivant toujours ses projets, prit le parti de me faire agréger à l’ordre de Malte. Il fallait pour cela me faire entrer dans la cléricature: elle pouvait m’être donnée par M. Cortois de Pressigny, évêque de Saint-Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, où mon excellente mère s’était retirée; elle n’avait plus ses enfants avec elle; elle passait le jour à l’église, la soirée à tricoter. Ses distractions étaient inconcevables: je la rencontrai un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de prières. De fois à autre pénétraient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous étions tête à tête, elle me faisait de beaux contes en vers, qu’elle improvisait. Dans un de ces contes le diable emportait une cheminée avec un mécréant, et le poète s’écriait:

Le diable en l’avenue Chemina tant et tant, Qu’on en perdit la vue En moins d’une heur’ de temps.
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[337]

La date de ce duel, resté légendaire en Bretagne, se place aux environs de 1735. Celui qui en fut le héros n’était pas «un petit chasse-lièvre du Morbihan», mais un cadet de Cornouaille, Jean-François de Kératry, qui fut plus tard, après le décès de son aîné, chef de nom et armes, présida en 1776 l’ordre de la noblesse aux États de la province, et mourut à Quimper le 7 février 1779. L’un de ses fils, le plus jeune, Auguste-Hilarion, comte de Kératry, après avoir été plusieurs fois député, fut élevé à la pairie en 1837 et laissa deux fils, dont l’un, le comte Émile de Kératry, a été le premier préfet de police de la troisième République. – Sur le duel lui-même, voici les détails que je trouve dans une curieuse et rarissime brochure, publiée en 1788 à Rennes, à l’occasion des troubles de Bretagne, et intitulée: Lettre de Mme la comtesse de Kératry au maréchal de Stainville: «Tout le monde en Bretagne, sait l’affaire du comte de Kératry avec le marquis de Sabran. Ce dernier, qui avait accompagné la maréchale d’Estrées aux États, se permit quelques propos indiscrets contre les Bretons, en présence du comte de Kératry. Le marquis de Sabran était brave et n’avait point de dignité qui le dispensât de rendre raison à un gentilhomme d’une insulte faite à tous les habitants d’une province. Tous les deux se rencontrent et mettent l’épée à la main. M. de Kératry est le premier atteint. «Vous êtes blessé», lui crie M. de Sabran. – «Un Breton blessé tue son adversaire», répond le comte de Kératry. Le combat recommence avec plus de fureur, le marquis de Sabran est percé et meurt.»

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[338]

Saint Corentin fut le premier titulaire de l’évêché de Cornouaille (ou de Quimper), créé par le fondateur même du comté ou royaume de Cornouaille, le roi Grallon, qui a reçu de la postérité le nom de Mur ou Grand, et auquel de son vivant ses peuples décernèrent, à cause de son exacte justice, celui de Iaun, c’est-à-dire la Loi, le Droit ou la Règle. L’érection de l’évêché de Quimper se place, non trois cents ans avant Jésus-Christ, mais vers la fin du Ve siècle après Jésus-Christ, de 495 à 500. (Annuaire historique et archéologique de Bretagne), par Arthur de la Borderie, (tome II, p. 12 et 134.)

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[339]

Louis-Anne-Pierre Geslin, comte (et non marquis) de Trémargat, né à Bain-de-Bretagne le 24 décembre 1749. Fils d’un président au Parlement de Bretagne, il avait servi dans la marine et était devenu lieutenant de vaisseau et chevalier de Saint-Louis. En 1776, il avait épousé Anne-Françoise de Caradenc de Launay, parente du célèbre procureur général et veuve de M. de Quénétain. Un fils lui naquit à Rennes, le 18 janvier 1785, pendant la tenue des États. On lit, à cette occasion, dans la Gazette de France du 4 février 1785: «On mande de Rennes que la comtesse de Trémargat, épouse du comte de Trémargat, Jambe-de-bois, président de l’ordre de la noblesse, étant accouchée d’un fils, les États ont arrêté de donner à cet enfant le nom de Bretagne et d’envoyer à la comtesse de Montmorin (femme du Commandant de la province) une députation pour la prier de le présenter au baptême.» – Le comte de Trémargat émigra à Jersey, où il perdit sa femme le 25 novembre 1790. Nous ignorons le lieu et la date de sa mort.

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[340]

Thiard-Bissy (Henri-Charles, comte de), né en 1726. Lieutenant-général et premier écuyer du duc d’Orléans, il avait succédé à M. de Montmorin, au mois de février 1787, en qualité de commandant pour le roi en Bretagne. Chateaubriand le juge peut-être ici avec trop de sévérité. S’il fut «homme de cour», il sut aussi, à l’heure du péril, noblement défendre le roi. Il fut blessé dans la journée du 10 août: le 26 juillet 1794, il porta sa tête sur l’échafaud. – Maton de la Varenne a publié en l’an VII (1799) les Œuvres posthumes du comte de Thiard, 2 vol. in-12.

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[341]

Les douze gentilhommes mis à la Bastille, le 15 juillet 1788, pour l’affaire de Bretagne, étaient: le marquis de la Rouërie, le comte de La Fruglaye, le marquis de La Bourdonnaye de Montluc, le comte de Trémargat, le marquis de Corné, le comte Godet de Châtillon, le vicomte de Champion de Cicé, le marquis Alexis de Bedée, le chevalier de Guer, le marquis du Bois de la Feronnière, le comte Hay des Nétumières et le comte de Bec-delièvre-Penhouët. – Sur leur captivité, qui fut d’ailleurs la plus douce du monde et qui ne dura que deux mois, du 15 juillet au 12 septembre 1788, voir la Bastille sous Louis XVI, dans les Légendes révolutionnaires, par Edmond Biré.