Quand il fut nommé régisseur à Lascardais, le comte de Chateaubourg, le père, venait de mourir: M. Livoret, qui ne l’avait pas connu, fut installé gardien du castel. La première nuit qu’il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard pâle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumière. L’apparition s’approche de l’âtre, pose son bougeoir sur la cheminée, rallume le feu et s’assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière, et sort de la chambre en fermant la porte.
Le lendemain, le régisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lémure, affirmèrent que c’était leur vieux maître. Tout ne finit pas là: si M. Livoret regardait derrière lui dans une forêt, il apercevait le fantôme; s’il avait à franchir un échalier dans un champ, l’ombre se mettait à califourchon sur l’échalier. Un jour, le misérable obsédé s’étant hasardé à lui dire: «Monsieur de Chateaubourg, laissez-moi;» le revenant répondit: «Non.» M. Livoret, homme froid et positif, très peu brillant d’imaginative, racontait tant qu’on voulait son histoire, toujours de la même manière et avec la même conviction.
Un peu plus tard, j’accompagnai en Normandie un brave officier atteint d’une fièvre cérébrale. On nous logea dans une maison de paysan; une vieille tapisserie, prêtée par le seigneur du lieu, séparait mon lit de celui du malade. Derrière cette tapisserie on saignait le patient; en délassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace; il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grincé, les dents serrées, la tête chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vêtement à sa poitrine nue, maigre et mouillée.
Quand le malade s’attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre à l’abri de ses larmes: si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l’auteur de la découverte.
Mes seuls bons moments étaient ceux où je m’allais promener dans le cimetière de l’église du hameau, bâtie sur un tertre. Mes compagnons étaient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rêvais à la société de Paris, à mes premières années, à mon fantôme, à ces bois de Combourg dont j’étais si près par l’espace, si loin par le temps; je retournais à mon pauvre malade: c’était un aveugle conduisant un aveugle.
Hélas! un coup, une chute, une peine morale raviront à Homère, à Newton, à Bossuet, leur génie, et ces hommes divins, au lieu d’exciter une pitié profonde, un regret amer et éternel, pourraient être l’objet d’un sourire! Beaucoup de personnes que j’ai connues et aimées ont vu se troubler leur raison auprès de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m’explique le chef-d’œuvre de Cervantes et sa gaieté cruelle que par une réflexion triste: en considérant l’être entier, en pesant le bien et le mal, on serait tenté de désirer tout accident qui porte à l’oubli, comme un moyen d’échapper à soi-même: un ivrogne joyeux est une créature heureuse. Religion à part, le bonheur est de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie.
Je ramenai mon compatriote parfaitement guéri.
Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner à Paris; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les états étaient semoncés pour la fin de décembre (1788). La commune de Rennes, et après elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arrêté qui défendait à leurs députés de s’occuper d’aucune affaire avant que la question des fouages n’eût été réglée.
Le comte de Boisgelin[352], qui devait présider l’ordre de la noblesse, se hâta d’arriver à Rennes. Les gentilhommes furent convoqués par lettres particulières, y compris ceux qui, comme moi, étaient encore trop jeunes pour avoir voix délibérative. Nous pouvions être attaqués, il fallait compter les bras autant que les suffrages: nous nous rendîmes à notre poste.
Plusieurs assemblées se tinrent chez M. de Boisgelin avant l’ouverture des états. Toutes les scènes de confusion auxquelles j’avais assisté se renouvelèrent. Le chevalier de Guer, le marquis de Trémargat, mon oncle le comte de Bedée, qu’on appelait Bedée l’artichaut, à cause de sa grosseur, par opposition à un autre Bedée, long et effilé, qu’on nommait Bedée l’asperge, cassèrent plusieurs chaises en grimpant dessus pour pérorer. Le marquis de Trémargat, officier de marine, à jambe de bois, faisait beaucoup d’ennemis à son ordre: on parlait un jour d’établir une école militaire où seraient élevés les fils de la pauvre noblesse; un membre du tiers s’écria: «Et nos fils qu’auront-ils? – L’hôpital,» repartit Trémargat: mot qui, tombé dans la foule, germa promptement.
Je m’aperçus au milieu de ces réunions d’une disposition de mon caractère que j’ai retrouvée depuis dans la politique et dans les armes: plus mes collègues ou mes camarades s’échauffaient, plus je me refroidissais; je voyais mettre le feu à la tribune ou au canon avec indifférence: je n’ai jamais salué la parole ou le boulet.
Le résultat de nos délibérations fut que la noblesse traiterait d’abord des affaires générales, et ne s’occuperait du fouage qu’après la solution des autres questions; résolution directement opposée à celle du tiers. Les gentilshommes n’avaient pas grande confiance dans le clergé, qui les abandonnait souvent, surtout quand il était présidé par l’évêque de Rennes[353], personnage patelin, mesuré, parlant avec un léger zézaiement qui n’était pas sans grâce, et se ménageant des chances à la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple, rédigé à Rennes par un écrivailleur arrivé de Paris[354], fomentait les haines.
Les états se tinrent dans le couvent des Jacobins, sur la place du Palais. Nous entrâmes, avec les dispositions qu’on vient de voir, dans la salle des séances; nous n’y fûmes pas plutôt établis, que le peuple nous assiégea. Les 25, 26, 27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes; chef indécis et sans vigueur, il se remuait et n’agissait point. L’école de droit de Rennes, à la tête de laquelle était Moreau, avait envoyé quérir les jeunes gens de Nantes; ils arrivaient au nombre de quatre cents et le commandant, malgré ses prières, ne les put empêcher d’envahir la ville. Des assemblées, en sens divers, au Champ-Montmorin[355] et dans les cafés, en étaient venues à des collisions sanglantes.
Las d’être bloqués dans notre salle, nous prîmes la résolution de saillir dehors, l’épée à la main; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre président, nous tirâmes nos épées tous à la fois, au cri de: Vive la Bretagne! et, comme une garnison sans ressources, nous exécutâmes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assiégeants. Le peuple nous reçut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de bâtons ferrés et des coups de pistolet. Nous fîmes une trouée dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent blessés, traînés, déchirés, chargées de meurtrissures et de contusions. Parvenus à grande peine à nous dégager, chacun regagna son logis.
Des duels s’ensuivirent entre les gentilshommes, les écoliers de droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale; l’honneur en resta au vieux Keralieu[356], officier de marine, attaqué, qui se battit avec une incroyable vigueur, aux applaudissements de ses jeunes adversaires.
[352]
[353]
François Bareau de Girac. – Le jugement que porte sur lui Chateaubriand est peut-être trop sévère. «Sur le siège de Rennes, dit l’auteur des
[354]
[355]
En 1785, le comte de Montmorin, commandant pour le roi en Bretagne, fit créer et planter sur une butte au sud-est de la ville une promenade qui fut appelée le Champ-Montmorin. C’est aujourd’hui le Champ de Mars, dont l’aspect et les abords ont été du reste complètement modifiés depuis l’établissement de la gare du chemin de fer, qui est voisine.
[356]
Aucun