Un autre attroupement s’était formé. Le comte de Montboucher[357] aperçut dans la foule un étudiant nommé Ulliac, auquel il dit: «Monsieur, ceci nous regarde.» On se range en cercle autour d’eux; Montboucher fait sauter l’épée d’Ulliac et la lui rend: on s’embrasse et la foule se disperse.
Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de députer aux états généraux, parce qu’elle n’était pas convoquée selon les lois fondamentales de la constitution de la province; elle alla rejoindre en grand nombre l’armée des princes, se fit décimer à l’armée de Condé, ou avec Charette dans les guerres vendéennes. Eût-elle changé quelque chose à la majorité de l’Assemblée nationale, au cas de sa réunion à cette assemblée? Cela n’est guère probable: dans les grandes transformations sociales, les résistances individuelles, honorables pour les caractères, sont impuissantes contre les faits. Cependant, il est difficile de dire ce qu’aurait pu produire un homme du génie de Mirabeau, mais d’une opinion opposée, s’il s’était rencontré dans l’ordre de la noblesse bretonne.
Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de collège avaient péri avant ces rencontres, en se rendant à la chambre de la noblesse; le premier fut en vain défendu par son père, qui lui servit de second[358].
Lecteur, je t’arrête: regarde couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre. Le ciel a voulu qu’elles sortissent des veines d’un compagnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul; on eût dit de moi, en changeant seulement le nom, ce que l’on dit de la victime par qui commence la grande immolation: «Un gentilhomme nommé Chateaubriand, fut tué en se rendant à la salle des États.» Ces deux mots auraient remplacé ma longue histoire. Saint-Riveul eût-il joué mon rôle sur la terre? était-il destiné au bruit ou au silence?
Passe maintenant, lecteur; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde, dont tu sors, du monde nouveau à l’entrée duquel tu mourras.
L’année 1789, si fameuse dans notre histoire et dans l’histoire de l’espèce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne; je ne pus même quitter la province qu’assez tard, et n’arrivai à Paris qu’après le pillage de la maison Reveillon[359], l’ouverture des états généraux, la constitution du tiers état en Assemblée nationale, le serment du Jeu de Paume, la séance royale du 23 juin, et la réunion du clergé et de la noblesse au tiers état.
Le mouvement était grand sur ma route: dans les villages, les paysans arrêtaient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l’agitation croissait. En traversant Versailles, je vis des troupes casernées dans l’orangerie, des trains d’artillerie parqués dans les cours; la salle provisoire de l’Assemblée nationale élevée sur la place du Palais, et des députés allant et venant parmi des curieux, des gens du château et des soldats.
À Paris, les rues étaient encombrées d’une foule qui stationnait à la porte des boulangers; les passants discouraient au coin des bornes; les marchands, sortis de leurs boutiques, écoutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes; au Palais-Royal s’aggloméraient des agitateurs: Camille Desmoulins commençait à se distinguer dans les groupes.
À peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et madame Lucile, dans un hôtel garni de la rue de Richelieu, qu’une insurrection éclate: le peuple se porte à l’Abbaye, pour délivrer quelques gardes-françaises arrêtés par ordre de leurs chefs[360]. Les sous-officiers d’un régiment d’artillerie caserné aux Invalides se joignent au peuple. La défection commence dans l’armée.
La cour tantôt cédant, tantôt voulant résister, mélange d’entêtement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l’éloignement des troupes, et elle ne consent pas à les éloigner: elle accepte l’affront et n’en détruit pas la cause. À Paris, le bruit se répand qu’une armée arrive par l’égoût Montmartre, que des dragons vont forcer les barrières. On recommande de dépaver les rues, de monter les pavés au cinquième étage, pour les jeter sur les satellites du tyran: chacun se met à l’œuvre. Au milieu de ce brouillement, M. Necker reçoit l’ordre de se retirer. Le ministère changé se compose de MM. de Breteuil, de La Galaizière, du maréchal de Broglie, de La Vauguyon, de La Porte et de Foullon. Ils remplaçaient MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Saint-Priest et de Nivernais.
Un poète breton, nouvellement débarqué, m’avait prié de le mener à Versailles. Il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d’eau au milieu du renversement des empires: les barbouilleurs de papier ont surtout cette faculté de s’abstraire dans leur manie pendant les plus grands événements; leur phrase ou leur strophe leur tient lieu de tout.
Je menai mon Pindare à l’heure de la messe dans la galerie de Versailles. L’Œil-de-Bœuf était rayonnant: le renvoi de M. Necker avait exalté les esprits; on se croyait sûr de la victoire: peut-être Sanson[361] et Simon[362], mêlés dans la foule, étaient spectateurs des joies de la famille royale.
La reine passa avec ses deux enfants; leur chevelure blonde semblait attendre des couronnes: madame la duchesse d’Angoulême, âgée de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal; belle de la noblesse du rang et de l’innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d’oranger de Corneille, dans la Guirlande de Julie:
Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa sœur, et M. Du Touchet suivait son élève; il m’aperçut et me montra obligeamment à la reine. Elle me fit, en me jetant un regard avec un sourire, ce salut gracieux qu’elle m’avait déjà fait le jour de ma présentation. Je n’oublierai jamais ce regard qui devait s’éteindre sitôt. Marie-Antoinette, en souriant, dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire (chose effroyable!) me fit reconnaître la mâchoire de la fille des rois, quand on découvrit la tête de l’infortunée dans les exhumations de 1815[363].
Le contre-coup du coup porté dans Versailles retentit à Paris. À mon retour, je rebroussai le cours d’une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d’Orléans, couverts de crêpes. On criait: «Vive Necker! vive le duc d’Orléans!» et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprévu: «Vive Louis XVII!» Vive cet enfant dont le nom même eût été oublié dans l’inscription funèbre de sa famille, si je ne l’avais rappelé à la Chambre des pairs![364] – Louis XVI abdiquant, Louis XVII placé sur le trône, M. le duc d’Orléans déclaré régent, que fût-il arrivé?
Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, à la tête de Royal-Allemand, refoule le peuple dans le jardin des Tuileries et blesse un vieillard: soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sont enfoncées, et trente mille fusils enlevés aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bâtons, de fourches, de sabres, de pistolets; on pille Saint-Lazare, on brûle les barrières. Les électeurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisés, armés, équipés en gardes nationales.
Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur: si l’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launey[365], arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville; le prévôt des marchands, Flesselles[366], a la tête cassée d’un coup de pistolet: c’est ce spectacle que des béats sans cœur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent; on en envoya à tous les niais d’importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j’ai manqué ma fortune! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j’aurais une pension aujourd’hui.
[357]
René-François-Joseph de
[358]
Louis-Pierre de
[359]
Le pillage de la maison de Reveillon, fabricant de papiers peints de la rue Saint-Antoine, avait eu lieu le 28 avril 1789.
[360]
L’insurrection pour délivrer les gardes-françaises emprisonnés à l’Abbaye éclata le 30 juin 1789.
[361]
[362]
[363]
Les 18 et 19 janvier 1815, en exécution des ordres du roi Louis XVIII, il fut procédé dans le cimetière de la Madeleine, à la recherche des restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Chateaubriand était présent. Le 9 janvier 1816, à la Chambre des pairs, dans son discours sur la résolution de la Chambre des députés, relative au deuil général du 21 janvier, il prononça les paroles suivantes: «J’ai vu, Messieurs, les ossements de Louis XVI mêlés dans la fosse ouverte avec la chaux vive qui avait consumé les chairs, mais qui n’a pu faire disparaître le crime! J’ai vu le squelette de Marie-Antoinette, intact à l’abri d’une espèce de voûte qui s’était formée au-dessus d’elle, comme par miracle! La tête seule était déplacée! et dans la forme de cette tête
[364]
Le nom de Louis XVII avait en effet été oublié. Chateaubriand, dans son discours du 9 janvier, releva en ces termes cette omission: «Au milieu de tant d’objets de tristesse, on n’a pas assez également départi le tribut de nos larmes. À peine dans les projets divers a-t-on nommé ce Roi-Enfant, ce jeune martyr qui a chanté les louanges de Dieu dans la fournaise ardente. Est-ce parce qu’il a tenu si peu de place dans la vie et dans notre histoire, que nous l’oublions? Mais que ces souffrances ont dû rendre ses jours lents à couler, et que son règne a été long par la douleur! Jamais vieux roi, courbé sous les ennuis du trône, a-t-il porté un sceptre aussi lourd? Jamais la couronne a-t-elle pesé sur la tête de Louis XIV descendant dans la tombe, autant que le bandeau de l’innocence sur le front de Louis XVII sortant du berceau? Qu’est-il devenu, ce pupille royal laissé sous la tutelle du bourreau, cet orphelin qui pouvait dire, comme l’héritier de David: «Mon père et ma mère m’ont abandonné»? Où est-il, le compagnon des adversités, le frère de l’Orpheline du Temple? Où pourrais-je lui adresser cette interrogation terrible et trop connue:
[365]
Bernard-René