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Les experts accoururent à l’autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s’établirent sous des tentes; on s’y pressait, comme à la foire Saint-Germain ou à Longchamp; de nombreuses voitures défilaient ou s’arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se mêlaient aux ouvriers demi-nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. À ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l’Europe: la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer.

Tout événement, si misérable ou si odieux qu’il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu’il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté: ce qu’il fallait voir dans la prise de la Bastille (et ce que l’on ne vit pas alors), c’était, non l’acte violent de l’émancipation d’un peuple, mais l’émancipation même, résultat de cet acte.

On admira ce qu’il fallait condamner, l’accident, et l’on n’alla pas chercher dans l’avenir les destinées accomplies d’un peuple, le changement des mœurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de l’espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l’ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l’intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice.

Mais la nation, qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moraclass="underline" la Bastille était à ses yeux le trophée de sa servitude; elle lui semblait élevée à l’entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés.[367] En rasant une forteresse d’État, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l’engagement tacite de remplacer l’armée qu’il licenciait: on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat.

* * *

Réveillé au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du trône, Versailles avait passé de la jactance à l’abattement. Le roi accourt à l’Assemblée nationale, prononce un discours dans le fauteuil même du président; il annonce l’ordre donné aux troupes de s’éloigner, et retourne à son palais au milieu des bénédictions; parades inutiles! les partis ne croient point à la conversion des partis contraires: la liberté qui capitule, ou le pouvoir qui se dégrade, n’obtient point merci de ses ennemis.

Quatre-vingts députés partent de Versailles, pour annoncer la paix à la capitale; illuminations. M. Bailly[368] est nommé maire de Paris, M. de La Fayette[369] commandant de la garde nationale: je n’ai connu le pauvre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les révolutions ont des hommes pour toutes leurs périodes; les uns suivent ces révolutions jusqu’au bout, les autres les commencent, mais ne les achèvent pas.

Tout se dispersa; les courtisans partirent pour Bâle, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles. Madame de Polignac[370] rencontra, en fuyant, M. Necker qui rentrait. Le comte d’Artois[371], ses fils[372], les trois Condés[373], émigrèrent; ils entraînèrent le haut clergé et une partie de la noblesse. Les officiers, menacés par leurs soldats insurgés, cédèrent au torrent qui les charriait hors. Louis XVI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la reine, Mesdames[374] et Madame Élisabeth[375], Monsieur,[376] qui resta jusqu’à l’évasion de Varennes, n’était pas d’un grand secours à son frère: bien que, en opinant dans l’assemblée des Notables pour le vote par tête, il eût décidé le sort de la Révolution, la Révolution s’en défiait; lui, Monsieur, avait peu de goût pour le roi, ne comprenait pas la reine, et n’était pas aimé d’eux.

Louis XVI vint à l’Hôtel de Ville le 17: cent mille hommes, armés comme les moines de la Ligue, le reçurent. Il est harangué par MM. Bailly, Moreau de Saint-Méry[377] et Lally-Tolendal[378], qui pleurèrent: le dernier est resté sujet aux larmes. Le roi s’attendrit à son tour: il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore; on le déclara, sur place, honnête homme, père des Français, roi d’un peuple libre, lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi.

Peu de jours après ce raccommodement, j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons; nous entendons crier: «Fermez les portes! fermez les portes!» Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue; du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique: c’étaient les têtes de MM. Foullon[379] et Bertier[380]. Tout le monde se retira des fenêtres; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer: «Brigands! m’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté?» Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.

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[367]

Après cinquante-deux ans, on élève quinze bastilles pour supprimer cette liberté au nom de laquelle on a rasé la première Bastille. (Paris, note de 1841.) Ch.

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[368]

Jean-Sylvain Bailly (1736–1793). Garde des Tableaux du Roi, membre de l’Académie française et de l’Académie des sciences et de celle des inscriptions et belles-lettres, premier président de l’Assemblée nationale et premier maire de Paris.

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[369]

Marie-Paul-Joseph-Gilbert de Motier, marquis de La Fayette.

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[370]

Yolande-Martine-Gabrielle de Polastron, femme du comte, puis duc de Polignac, gouvernante des Enfants de France. Elle mourut à Vienne (Autriche) le 5 décembre 1793.

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[371]

Le comte d’Artois, depuis Charles X (1757–1836).

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[372]

Le duc d’Angoulême (1775–1844), et le duc de Berry (1778–1820).

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[373]

Le prince de Condé (1736–1818); – son fils, le duc de Bourbon (1756–1830) et son petit-fils le duc d’Enghien (1772–1804).

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[374]

Mme Adélaïde, fille aînée de Louis XV, née en 1732, et sa sœur, Mme Victoire, née en 1733. Elles émigrèrent en 1791 et moururent à Trieste, la première en 1800 et la seconde en 1799.

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[375]

Mme Élisabeth de France, sœur de Louis XVI, née à Versailles le 3 mai 1764, guillotinée le 10 mai 1794.

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[376]

Le comte de Provence, depuis Louis XVIII (1755–1824).

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[377]

Moreau de Saint-Méry (Médéric-Louis-Élie), né à Port-Royal (Martinique) le 13 janvier 1750. Président des électeurs de Paris, il harangua deux fois Louis XVI en cette qualité. Il fut élu, à la fin de 1789, député de la Martinique à l’Assemblée nationale. Arrêté après le 10 août, il ne dut son salut qu’au dévouement d’un de ses gardiens. Il réussit à gagner les États-Unis et ne revint en France qu’à la veille du Consulat. Il mourut à Paris le 28 janvier 1819.

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[378]

Lally-Tolendal (Trophime-Gérard, marquis de) né le 5 mars 1751. Député de la noblesse de Paris aux États-Généraux, il s’éloigna après les journées d’octobre, reparut en 1792, faillit périr dans les massacres de septembre, émigra une seconde fois et ne revint qu’en 1800. Il se tint à l’écart sous le Consulat et l’Empire. Pendant les Cent-Jours, il suivit Louis XVIII à Gand et fit partie de son conseil privé. Le 19 août 1815, le roi l’éleva à la pairie. Membre de l’Académie française en vertu de l’ordonnance royale du 24 mars 1816, il reçut, le 31 août 1817, le titre de marquis. Il est mort à Paris le 11 mars 1830.

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[379]

François-Joseph Foullon (1715–1789). Il était intendant des finances depuis 1771, lorsqu’il fut nommé contrôleur général le 12 juillet 1789, après la retraite de Necker. Le 22 juillet, il fut arrêté à la campagne par des bandits, conduit à Paris et accroché à la lanterne. Sa tête fut portée en triomphe au bout d’une pique.

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[380]

Louis-Bénigne François Bertier de Sauvigny (1742–1789), intendant de Paris. Il était le gendre de Foullon et périt le même jour que lui, massacré par la populace. Un dragon lui arracha le cœur et alla déposer ce débris sanglant sur la table du comité des électeurs. Sa tête fut promenée dans les rues.