Выбрать главу

Rappelé au ministère le 25 juillet, inauguré, accueilli par des fêtes, M. Necker, troisième successeur de Turgot, après Calonne et Taboureau[381] fut bientôt dépassé par les événements, et tomba dans l’impopularité. C’est une des singularités du temps qu’un aussi grave personnage eût été élevé au poste de ministre par le savoir-faire d’un homme aussi médiocre et aussi léger que le marquis de Pezay[382]. Le Compte rendu,[383] qui substitua en France le système de l’emprunt à celui de l’impôt, remua les idées: les femmes discutaient de dépenses et de recettes; pour la première fois, on croyait ou l’on croyait voir quelque chose dans la machine à chiffres. Ces calculs, peints d’une couleur à la Thomas[384], avaient établi la première réputation du directeur général des finances. Habile teneur de caisse, mais économiste sans expédient; écrivain noble, mais enflé; honnête homme, mais sans haute vertu, le banquier était un de ces anciens personnages d’avant-scène qui disparaissent au lever de la toile, après avoir expliqué la pièce au public. M. Necker est le père de madame de Staëclass="underline" sa vanité ne lui permettait guère de penser que son vrai titre au souvenir de la postérité serait la gloire de sa fille.

La monarchie fut démolie à l’instar de la Bastille, dans la séance du soir de l’Assemblée nationale du 4 août. Ceux qui, par haine du passé, crient aujourd’hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse, le vicomte de Noailles[385], soutenu par le duc d’Aiguillon[386] et par Mathieu de Montmorency[387], qui renversa l’édifice, objet des préventions révolutionnaires. Sur la motion du député féodal, les droits féodaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les dîmes et champarts, les privilèges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les justices seigneuriales, la vénalité des offices, furent abolis. Les plus grands coups portés à l’antique constitution de l’État le furent par des gentilhommes. Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l’achevèrent: comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France.

Les troupes campées aux environs de Paris avaient été renvoyées, et, par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volonté du roi, on appela le régiment de Flandre à Versailles. Les gardes du corps donnèrent un repas aux officiers de ce régiment[388]; les têtes s’échauffèrent; la reine parut au milieu du banquet avec le Dauphin; on porta la santé de la famille royale; le roi vint à son tour; la musique militaire joue l’air touchant et favori: Ô Richard! ô mon roi[389]! À peine cette nouvelle s’est-elle répandue à Paris, que l’opinion opposée s’en empare; on s’écrie que Louis refuse sa sanction à la déclaration des droits, pour s’enfuir à Metz avec le comte d’Estaing[390], Marat propage cette rumeur: il écrivait déjà l’Ami du peuple.[391]

Le 5 octobre arrive. Je ne fus point témoin des événements de cette journée. Le récit en parvint de bonne heure, le 6, dans la capitale. On nous annonce en même temps une visite du roi. Timide dans les salons, j’étais hardi sur les places publiques: je me sentais fait pour la solitude ou pour le forum. Je courus aux Champs-Élysées: d’abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus immondes. Puis, au milieu d’une horde de tout âge et de tout sexe, marchaient à pied les gardes du corps, ayant changé de chapeaux, d’épées et de baudriers avec les gardes nationaux: chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et débraillées. Ensuite venait la députation de l’Assemblée nationale; les voitures du roi suivaient: elles roulaient dans l’obscurité poudreuse d’une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées, cheminaient aux portières; d’autres ægipans noirs étaient grimpés sur l’impériale; d’autres, accrochés au marchepied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet; on criait: Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron! Pour oriflamme, devant le fils de Saint-Louis, des hallebarbes suisses élevaient en l’air deux têtes de gardes du corps, frisées et poudrées par un perruquier de Sèvres.

L’astronome Bailly déclara à Louis XVI, dans l’Hôtel de Ville, que le peuple humain, respectueux et fidèle, venait de conquérir son roi, et le roi de son côté, fort touché et fort content, déclara qu’il était venu à Paris de son plein gré: indignes faussetés de la violence et de la peur qui déshonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n’était pas faux: il était faible; la faiblesse n’est pas une fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions; le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du roi saint et martyr rend tout jugement humain presque sacrilège.

* * *

Les députés quittèrent Versailles et tinrent leur première séance le 19 octobre, dans une des salles de l’archevêché. Le 9 novembre ils se transportèrent dans l’enceinte du Manège, près des Tuileries. Le reste de l’année 1789 vit les décrets qui dépouillèrent le clergé, détruisirent l’ancienne magistrature et créèrent les assignats, l’arrêté de la commune de Paris pour le premier comité des recherches, et le mandat des juges pour la poursuite du marquis de Favras[392].

L’Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n’en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions que par l’immensité de leurs résultats. Il n’y a si haute question politique qu’elle n’ait touchée et convenablement résolue. Que serait-ce si elle s’en fût tenue aux cahiers des états généraux et n’eût pas essayé d’aller au delà! Tout ce que l’expérience et l’intelligence humaine avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siècles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l’ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés; tous les genres de liberté sont réclamés, même la liberté de la presse; toutes les améliorations demandées, pour l’industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l’armée, l’impôt, les finances, les écoles, l’éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire; la République et l’Empire n’ont servi à rien: l’Empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu’elles étaient détruites et que l’anarchie avec l’ignorance étaient dans toutes les têtes. À cela près, nous n’avons pas fait un pas depuis l’Assemblée constituante: ses travaux sont comme ceux du grand médecin de l’antiquité, lesquels ont à la fois reculé et posé les bornes de la science. Parlons de quelques membres de cette Assemblée, et arrêtons-nous à Mirabeau qui les résume et les domine tous.

* * *

Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie aux plus grands événements et à l’existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l’aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d’Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Retz, du roué de la Régence et du sauvage de la Révolution; il avait de plus du Mirabeau, famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ses grands factieux célébrés par Dante; famille naturalisée française, où l’esprit républicain du moyen âge de l’Italie et l’esprit féodal de notre moyen âge se trouvaient réunis dans une succession d’hommes extraordinaires.

вернуться

[381]

Taboureau des Réaux, intendant de Valenciennes. Il fut contrôleur général des finances, du 22 octobre 1776 au 29 juin 1777.

вернуться

[382]

Alexandre-Frédéric-Jacques Masson, marquis de Pezay (1741–1777), traducteur de Catulle et de Tibulle, auteur de Zélis au bain, de la Lettre d’Alcibiade à Glycère, etc. Très avant dans la faveur du premier ministre, le comte de Maurepas, il eut une très grande part à l’entrée de Necker aux affaires, en 1776 (J. Droz, Histoire du règne de Louis XVI, tome I, p. 219).

вернуться

[383]

Sous ce titre: Compte rendu au Roi, le ministre Necker avait publié, en 1780, un exposé ou plutôt un aperçu, non du budget réel, mais d’un budget-type, se soldant, comme de raison, par un fort excédent. Pour la première fois, l’opinion publique était ainsi appelée à connaître, par conséquent à juger l’administration des finances. La sensation produite par le Compte rendu fut prodigieuse.

вернуться

[384]

Antoine-Léonard Thomas (1732–1785), membre de l’Académie française, qui lui avait décerné une fois le prix de poésie et cinq fois le prix d’éloquence. «Il a de la force, dit La Harpe, mais elle est emphatique.»

вернуться

[385]

Noailles (Louis-Marie, vicomte de), né à Paris le 17 avril 1756, mort à la Havane (Cuba) le 9 janvier 1804. Député de la noblesse du bailliage de Nemours aux États-Généraux, il demanda, dans la nuit du 4 août, que l’impôt fut payé par tous dans la proportion du revenu de chacun, que tous les droits féodaux fussent remboursés, que les rentes seigneuriales fussent remboursables, que les corvées, main-mortes et autres servitudes personnelles fussent détruites sans rachat. Il était fils du maréchal de Mouchy et beau-frère de La Fayette.

вернуться

[386]

Aiguillon (Armand-Désiré Vignerot-Duplessis-Richelieu, duc d’), né à Paris le 31 octobre 1731. Élu aux États-Généraux par la noblesse de la sénéchaussée d’Agen, il siégea parmi les membres les plus avancés de l’Assemblée. Il n’en fut pas moins, après le 10 août, décrété d’accusation et obligé de quitter la France. Il est mort à Hambourg le 3 mai 1800.

вернуться

[387]

Montmorency-Laval (Mathieu-Jean-Félicité, vicomte, puis duc de). Né le 10 juillet 1767, il n’avait que 21 ans, lorsqu’il fut envoyé aux États-Généraux par la noblesse du bailliage de Monfort-l’Amaury. Il fut l’un des premiers à se réunir aux Communes, et il se montra aussi empressé que MM. d’Aiguillon et de Noailles à réclamer l’abolition des droits féodaux. Le 19 juin 1790, il appuya le décret qui supprimait la noblesse, et demanda l’anéantissement «de ces distinctions anti-sociales, afin de voir effacer du Code constitutionnel toute institution de noblesse et la vaine ostentation des livrées» Pair de France (17 août 1815), ministre des Affaires étrangères (21 décembre 1821 – 22 décembre 1822), créé duc par Louis XVIII le 30 novembre 1822, élu membre de l’Académie française le 3 novembre 1825, nommé gouverneur du duc de Bordeaux le 11 janvier 1826, il mourut le 24 mars 1826, le jour du Vendredi-Saint, dans l’église Saint-Thomas d’Aquin, au moment où il venait de s’agenouiller devant le tombeau dressé dans l’église.

вернуться

[388]

Le banquet donné par les gardes du corps au château de Versailles, dans la salle de l’Opéra, eut lieu le 1er octobre 1789.

вернуться

[389]

Lorsque Louis XVI entra dans la salle, M. de Canecaude, garde de la manche du roi, chevalier de Saint-Louis, qui faisait les honneurs du banquet en qualité de commissaire de la Maison militaire de Sa Majesté, donna l’ordre au chef de musique d’exécuter l’air de Grétry: Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille! Le chef répondit qu’il ne l’avait pas et fit jouer: Ô Richard, ô mon roi! qui était aussi de Grétry. Ce pauvre chef de musique ne prévoyait pas en choisissant cet air, qu’il préparait à Fouquier-Tinville un des articles de son acte d’accusation contre la reine de France (Moniteur du 16 octobre 1793). – La pièce de Richard Cœur-de-Lion, où se trouve l’air: Ô Richard, ô mon roi! avait été représentée pour la première fois le 21 octobre 1784. Les paroles sont de Sedaine.

вернуться

[390]

Le vice-amiral Charles-Henri d’Estaing, lors des journées d’octobre, était commandant de la garde nationale de Versailles. Il s’était couvert de gloire pendant la guerre d’Amérique. Nommé amiral de France au mois de mars 1792, il fut autorisé à en remplir les fonctions sans perdre le droit d’avancer, à son tour, dans l’armée de terre, à laquelle il appartenait également. L’année suivante, il était arrêté comme suspect, et, le 28 avril 1794, il mourait sur l’échafaud.

вернуться

[391]

Le journal de Marat commença de paraître le 12 septembre 1789, avec ce titre: Le Publiciste Parisien, journal politique, libre et impartial, par une Société de patriotes, et rédigé par M. Marat, auteur de l’Ofrande à la Patrie, du Moniteur et du Plan de Constitution, etc. À partir du numéro 6, c’est-à-dire le 17 septembre 1789, le journal prit le titre de l’Ami du Peuple ou le Publiciste parisien.

вернуться

[392]

Favras (Thomas Mahy, marquis de), né à Blois en 1744. Lieutenant des Suisses de la garde de Monsieur, il fut dénoncé par le comité des recherches et traduit devant les juges du Châtelet comme auteur d’un complot ayant pour objet d’égorger La Fayette, Necker et Bailly, et d’enlever Louis XVI pour le mettre à la tête d’une armée contre-révolutionnaire. Condamné à être pendu, il fut exécuté le 19 février 1790, sur la place de l’Hôtel-de-Ville.