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Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur un jeune muet, eut-il un pressentiment de mes futuritions? pensa-t-il qu’il comparaîtrait un jour devant mes souvenirs? J’étais destiné à devenir l’historien de hauts personnages: ils ont défilé devant moi sans que je me sois appendu à leur manteau pour me faire traîner avec eux à la postérité.

Mirabeau a déjà subi la métamorphose qui s’opère parmi ceux dont la mémoire doit demeurer; porté du Panthéon à l’égoût, et reporté de l’égoût au Panthéon, il s’est élevé de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd’hui de piédestal. On ne voit plus le Mirabeau réel, mais le Mirabeau idéalisé, le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l’époque qu’il représente: il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de réputations, de tant d’acteurs, de tant d’événements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d’eux attaché à chacune des trois grandes époques révolutionnaires, Mirabeau pour l’aristocratie, Robespierre pour la démocratie, Bonaparte pour le despotisme; la monarchie n’a rien: la France a payé cher trois renommées que ne peut avouer la vertu.

* * *

Les séances de l’Assemblée nationale offraient un intérêt dont les séances de nos chambres sont loin d’approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombrées. Les députés arrivaient en mangeant, causant, gesticulant; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procès-verbal; après cette lecture, développement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s’agissait pas de quelque article insipide de loi; rarement une destruction manquait d’être à l’ordre du jour. On parlait pour ou contre; tout le monde improvisait bien ou mal. Les débats devenaient orageux; les tribunes se mêlaient à la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le président agitait sa sonnette; les députés s’apostrophaient d’un banc à l’autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compétiteur; Mirabeau l’aîné criait: «Silence aux trente voix!» Un jour, j’étais placé derrière l’opposition royaliste; j’avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son siège, et disait à ses amis: «Tombons, l’épée à la main, sur ces gueux-là.» Il montrait le côté de la majorité. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l’entendirent, se levèrent et crièrent toutes à la fois, leurs chausses à la main, l’écume à la bouche: «À la lanterne!» Le vicomte de Mirabeau[398], Lautrec[399] et quelques jeunes nobles voulaient donner l’assaut aux tribunes.

Bientôt ce fracas était étouffé par un autre: des pétitionnaires, armés de piques, paraissaient à la barre: «Le peuple meurt de faim, disaient-ils; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s’élever à la hauteur des circonstances.» Le président assurait ces citoyens de son respect: «On a l’œil sur les traîtres, répondait-il, et l’Assemblée fera justice.» Là-dessus, nouveau vacarme; les députés de droite s’écriaient qu’on allait à l’anarchie; les députés de gauche répliquaient que le peuple était libre d’exprimer sa volonté, qu’il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dans le sein de la représentation nationale: ils désignaient ainsi leurs collègues à ce peuple souverain, qui les attendait au réverbère.

Les séances du soir l’emportaient en scandales sur les séances du matin: on parle mieux et plus hardiment à la lumière des lustres. La salle du manège était alors une véritable salle de spectacle, où se jouait un des plus grands drames du monde. Les premiers personnages appartenaient encore à l’ancien ordre de choses: leurs terribles remplaçants, cachés derrière eux, parlaient peu ou point. À la fin d’une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d’un air commun, d’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d’une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux; on ne l’écouta pas; je demandai son nom: c’était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient à la porte.

* * *

Lorsque, avant la Révolution, je lisais l’histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là; je m’étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d’être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants.

La Révolution m’a fait comprendre cette possibilité d’existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la cité bien réglée. L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même, ajoutent à l’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.

Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu’en la comparant à l’architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l’assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins: seulement, les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris, il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles; les renommées futures erraient dans la foule sans être connues, comme les âmes au bord du Léthé, avant d’avoir joui de la lumière. J’ai vu le maréchal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rôle, sur le théâtre du Marais[400], dans la Mère coupable de Beaumarchais[401]. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l’Assemblée nationale à la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des députations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d’infanterie. Auprès d’un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Aux théâtres, les acteurs publiaient les nouvelles; le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pièces de circonstances attiraient la foule: un abbé paraissait sur la scène; le peuple lui criait: «Calotin! calotin!» et l’abbé répondait; «Messieurs, vive la nation!» On courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino à l’Opera-Buffa,[402] après avoir entendu hurler Ça ira, on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline[403], la petite Olivier[404], mademoiselle Contat, Molé, Fleury, Talma débutant, après avoir vu pendre Favras.

Les promenades au boulevard du Temple et à celui des Italiens, surnommé Coblentz, les allées du jardin des Tuileries, étaient inondées de femmes pimpantes: trois jeunes filles de Grétry y brillaient, blanches et roses comme leur parure: elles moururent bientôt toutes trois. «Elle s’endormit pour jamais, dit Grétry en parlant de sa fille aînée, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie.» Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours où barbotaient les sans-culottes, et l’on trouvait la belle madame de Buffon[405], assise seule dans un phaéton du duc d’Orléans, stationné à la porte de quelque club.

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[398]

Mirabeau (André-Boniface-Louis Riqueti, vicomte de), dit Mirabeau-Tonneau, né à Paris le 30 novembre 1754. Élu député de la noblesse par la sénéchaussée de Limoges, il ne cessa de harceler les orateurs du côté gauche, hachant leurs discours d’interruptions sans nombre, toujours spirituelles et souvent grossières. Son frère lui-même n’était pas épargné. Émigré au delà du Rhin, il continua ses escarmouches contre les Révolutionnaires à la tête de cette légion de Mirabeau, qu’il avait créée et qui devint bientôt célèbre sous le nom de hussards de la mort. Il mourut à Fribourg-en-Brisgau le 15 septembre 1792.

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[399]

Aucun député du nom de Lautrec ne figure sur la liste des membres de la Constituante. Chateaubriand ne s’est pourtant pas trompé en plaçant ici le nom de Lautrec à côté de celui du vicomte de Mirabeau. J’en trouve la preuve dans le billet d’enterrement suivant qui circula dans Paris, le 24 décembre 1789. À la suite d’une double provocation adressée au marquis de la Tour-Maubourg et au duc de Liancourt, Mirabeau-Tonneau avait été blessé dans une première rencontre, et le bruit de sa mort s’était répandu. De là le billet d’enterrement, dont voici un extrait: «Vous êtes prié d’assister aux convoi, service et enterrement de très haut et très puissant aristocrate, André-Boniface-Louis de Riquetti, vicomte de Mirabeau, député de la noblesse du Haut-Limousin, etc., etc., qui, commencé par M. le marquis de la Tour-Maubourg, son collègue, a été achevé par très haut, très puissant et très illustrissime démagogue, François-Alexandre-Frédéric de Liancourt, duc héréditaire, etc., etc., qui a débarrassé la Nation de ce pesant ennemi, au milieu du Champ-de-Mars, le 22 décembre 1789, en présence de MM. de Lautrec de Saint-Simon, de Causans et de La Châtre, et est décédé en son hôtel, rue de Seine, faubourg Saint-Germain, le 23, à 11 heures du matin. L’enterrement se fera en l’église Saint-Sulpice sa paroisse, le 25, à cinq heures du soir… Le Parlement de Rennes y assistera par députation… Le Clergé est invité, et l’on a droit de s’attendre à l’y rencontrer, le défunt a pris trop vivement son parti pour n’avoir pas mérité ce tribut de reconnaissance. La noblesse suivra le deuil sans manteau, mais en pleureuse…»

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[400]

Ce théâtre, situé rue Culture-Sainte-Catherine, quartier Saint-Antoine, fut ouvert le 31 août 1791. Beaumarchais en était le principal commanditaire, il y fit jouer, le 6 juin 1792, sa dernière pièce, l’Autre Tartufe ou la mère coupable, drame en cinq actes et en prose.

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[401]

Gouvion-Saint-Cyr (Laurent, marquis), maréchal de France, né à Toul le 13 avril 1764, mort à Hyères le 17 mars 1830. – Il se consacra d’abord aux beaux-arts et alla pendant deux ans étudier la peinture à Rome. Il parcourut ensuite l’Italie, revint à Paris en 1784, et fréquenta l’atelier du peintre Brenet. «Cherchant, dit la Biographie universelle, à se procurer par d’autres moyens les ressources que son art ne pouvait lui offrir, il se lia avec des comédiens, et se croyant quelque vocation pour le théâtre, il commença à jouer dans les sociétés d’amateurs, puis dans la salle Beaumarchais, au Marais, où il fut le confident de Baptiste, lorsque cet artiste y attira la foule par le rôle de Robert, chef de brigands. Mais, bien que doué d’un organe sonore et d’une belle stature, ne pouvant surmonter sa timidité en présence du public, et parlant quelquefois avec tant de difficulté qu’il semblait être bègue, Gouvion n’eut aucun succès dans cette carrière; et on l’a entendu plus tard, lorsqu’il fut général, s’applaudir des sifflets qui l’avaient forcé d’y renoncer.»

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[402]

Le comte de Provence avait accordé son patronage à une société qui se proposait de naturaliser en France la musique des Opera-buffa d’Italie. En attendant la construction d’une salle nouvelle, la compagnie italienne s’établit aux Tuileries, dans la salle des Machines, où elle donna sa première représentation, le 26 janvier 1789. On y remarquait Raffanelli, Rovedino, Mandini, Viganoni; Mmes Baletti, Mandini et Morichelli. Jamais chanteurs plus accomplis ne s’étaient fait entendre à Paris. – Obligés de quitter les Tuileries, par suite de l’installation de la famille royale à Paris, au lendemain des journées d’octobre, les chanteurs italiens donnèrent leur dernière représentation à la salle des Machines le 23 décembre 1789. Du 10 janvier 1790 au 1er janvier 1791, ils jouèrent dans une méchante petite salle, nommée Théâtre des Variétés, sise à la foire Saint-Germain. Le 6 janvier 1791, ils prirent possession de la salle construite pour eux rue Feydeau et qui reçut le nom de Théâtre de Monsieur, titre bientôt remplacé, le 4 juillet 1791, par celui de Théâtre de la rue Feydeau.

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[403]

Mme Dugazon, Mme Saint-Aubin et Carline étaient les trois meilleures actrices du Théâtre-Italien, rue Favart, qui allait bientôt s’appeler l’Opéra-Comique National. – Louise-Rosalie Lefèvre, femme de l’acteur Dugazon, de la Comédie-Française, était née à Berlin en 1755; elle mourut à Paris en 1821. Deux emplois ont gardé son nom au théâtre: les jeunes Dugazon et les mères Dugazon. – Saint-Aubin (Jeanne-Charlotte Schrœder, dame d’Herbey, dite Mme), née en 1764, morte en 1850. Depuis ses débuts (29 juin 1786) jusqu’en 1808, époque à laquelle elle prit sa retraite, elle tint le premier rang parmi le personnel féminin de la salle Favart. Elle a laissé son nom à l’emploi des ingénues de l’Opéra-Comique, que l’on appelle encore aujourd’hui l’emploi des Saint-Aubin. – Carline, la charmante soubrette du Théâtre-Italien, s’appelait de son vrai nom Marie-Gabrielle Malagrida. Elle avait débuté en 1780 et réussissait mieux dans la comédie que dans l’opéra-comique, ayant peu de voix. Femme du danseur Nivelon, de l’Opéra, elle se retira du théâtre en 1801 et mourut en 1818, à 55 ans.

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[404]

Chateaubriand commet à son sujet une petite erreur. Il parle ici des théâtres en 1789 et 1790: Mlle Olivier était morte le 21 septembre 1787, à 23 ans.

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[405]

Buffon (Marguerite-Françoise de Bouvier de Cépoy, comtesse de), née en 1767, morte en 1808. Femme de Georges-Louis-Marie Leclerc, comte de Buffon, fils du grand écrivain, elle fut la maîtresse affichée du duc d’Orléans (Philippe-Égalité), dont elle eut un fils, tué sous l’Empire en Espagne, où il servait comme officier supérieur dans l’armée anglaise. Son mari, le comte de Buffon, fut guillotiné le 10 juillet 1794. Elle se remaria à Rome, en 1798, avec un banquier strasbourgeois, M. Renouard de Bussières. Sur Mme de Buffon et son rôle pendant la Révolution, les Mémoires du conventionnel Choudieu renferment (p. 475) les détails suivants: «Elle était la maîtresse de Philippe-Égalité; elle demeurait chez le marquis de Sillery, mari de Mme de Genlis; il y avait table ouverte dans cette maison pour tous les députés. Cette dame était jeune, aimable et jolie; et malgré tous ces avantages, quoique secondée par l’ex-constituant Voidel, homme très adroit, elle n’a pas fait beaucoup de prosélytes au parti d’Orléans, mais elle a essayé d’en faire.»