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L’élégance et le goût de la société aristocratique se retrouvaient à l’hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d’Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Staël[406], la duchesse d’Aiguillon, mesdames de Beaumont[407] – et de Sérilly[408]) toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertés des nouvelles mœurs. Le cordonnier, en uniforme d’officier de la garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l’habit bourgeois; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise: c’était une tante ou une sœur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent à Grenade, les salles abandonnées de l’Alhambra, ou comme ils s’arrêtent à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle.

Du reste, force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d’un monde qui fuyait, au bruit lointain d’une société croulante qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s’était perdu de vue vingt-quatre heures, on n’était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s’engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile; les autres partaient pour l’Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les sauvages; les autres allaient rejoindre les princes: tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche: les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement, les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté. On chantait:

La sainte chandelle d’Arras, Le flambeau de la Provence, S’ils ne nous éclairent pas, Mettent le feu dans la France; On ne peut pas les toucher, Mais on espère les moucher.

Et voilà comme on jugeait Robespierre et Mirabeau! «Il est aussi peu en la puissance de toute faculté terrienne, dit l’Estoile, d’engarder le peuple françois de parler, que d’enfouir le soleil en terre ou l’enfermer dedans un trou.»

Le palais des Tuileries, grande geôle remplie de condamnés, s’élevait au milieu de ces fêtes de la destruction. Les sentenciés jouaient aussi en attendant la charrette, la tonte, la chemise rouge qu’on avait mise à sécher, et l’on voyait à travers les fenêtres les éblouissantes illuminations du cercle de la reine.

Des milliers de brochures et de journaux pullulaient; les satires et les poèmes, les chansons des Actes des Apôtres,[409] répondaient à l’Ami du peuple ou au Modérateur du club monarchien, rédigé par Fontanes[410]; Mallet du Pan[411], dans la partie politique du Mercure, était en opposition avec la Harpe et Chamfort dans la partie littéraire du même journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Mirabeau le cadet (le Holbein d’épée, qui leva sur le Rhin la légion des hussards de la Mort), Honoré Mirabeau l’aîné, s’amusaient à faire, en dînant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes[412]: Honoré allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergé. Il passait la nuit chez madame Le Jay[413] après avoir déclaré qu’il ne sortirait de l’Assemblée nationale que par la puissance des baïonnettes. Égalité consultait le diable dans les carrières de Montrouge, et revenait au jardin de Monceau présider les orgies dont Laclos[414] était l’ordonnateur. Le futur régicide ne dégénérait point de sa race: double prostitué, la débauche le livrait épuisé à l’ambition. Lauzun[415], déjà fané, soupait dans sa petite maison à la barrière du Maine avec des danseuses de l’Opéra, entre-caressées de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres élégances du jour dont il nous reste deux ou trois momies.

La plupart des courtisans, célèbres par leur immoralité, à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore: presque tous avaient fait la guerre d’Amérique et barbouillé leurs cordons des couleurs républicaines. La Révolution les employa tant qu’elle se tint à une médiocre hauteur; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-là, selon le noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun, devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la Vendée: quelle pitié! Le baron de Besenval[416], révélateur menteur et cynique des corruptions de la haute société, mouche du coche des puérilités de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l’affaire de la Bastille, sauvé par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu’il était Suisse: quelle misère! Qu’avaient à faire de pareils hommes avec de pareils événements? Quand la Révolution eut grandi, elle abandonna avec dédain les frivoles apostats du trône: elle avait eu besoin de leurs vices, elle eut besoin de leurs têtes: elle ne méprisait aucun sang, pas même celui de la du Barry.

* * *

L’année 1790 compléta les mesures ébauchées de l’année 1780. Le bien de l’Église, mis d’abord sous la main de la nation, fut confisqué, la constitution civile du clergé décrétée, la noblesse abolie.

Je n’assistais pas à la fédération de juillet 1790: une indisposition assez grave me retenait au lit; mais je m’étais fort amusé auparavant aux brouettes du Champ de Mars. Madame de Staël a merveilleusement décrit cette scène[417]. Je regretterai toujours de n’avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l’abbé Louis[418], comme de ne l’avoir pas vu, le sabre au côté, donner audience à l’ambassadeur du Grand Turc.

Mirabeau déchut de sa popularité dans l’année 1790; ses liaisons avec la Cour étaient évidentes. M. Necker résigna le ministère et se retira, sans que personne eût envie de le retenir[419]. Mesdames, tantes du roi, partirent pour Rome avec un passe-port de l’Assemblée nationale[420]. Le duc d’Orléans, revenu d’Angleterre, se déclara le très humble et très obéissant serviteur du roi. Les sociétés des Amis de la Constitution, multipliées sur le sol, se rattachaient à Paris à la société mère, dont elles recevaient les inspirations et exécutaient les ordres.

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[406]

Staël-Holstein (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de), née à Paris le 22 avril 1766, morte dans cette ville le 14 juillet 1817.

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[407]

Beaumont (Pauline-Marie-Michelle-Frédérique-Ulrique de Montmorin-Saint-Hérem, comtesse de), née à Meussy-l’Évêque en Champagne, le 15 août 1768. Elle avait épousé, le 25 septembre 1786, en Saint-Sulpice de Paris, Christophe-François de Beaumont, fils du marquis Jacques de Beaumont et de Claire-Marguerite Riché de Beaupré, – et non, comme le dit à tort M. Bardoux (la comtesse Pauline de Beaumont, p. 27), Christophe-Armand-Paul-Alexandre de Beaumont, marquis d’Auty, fils du marquis Christophe de Beaumont et de Marie-Claude de Baynac. Mme de Beaumont mourut à Rome en 1803, comme on le verra dans la suite des Mémoires.

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[408]

Sérilly (Anne-Louise Thomas, dame de), cousine de Mme de Beaumont. Elle avait épousé Antoine-Jean-François de Megret de Sérilly, trésorier de l’extraordinaire des guerres. Le 21 floréal an II (10 mai 1794), le jour même où Mme Élisabeth porta sa tête sur l’échafaud, elle fut condamnée à mort, ainsi que son mari et M. Megret d’Etigny, son beau-frère. Le Moniteur du 23 floréal (12 mai) l’indique comme ayant été guillotinée. Elle échappa cependant. Comme elle était enceinte, il fut sursis à son exécution. Son extrait mortuaire n’en fut pas moins dressé, et ce fut, cet extrait mortuaire à la main, qu’elle comparut, le 29 germinal an III (18 avril 1795), dans le procès de Fouquier-Tinville: «J’ai vu là mon mari, dit-elle; j’y vois aujourd’hui ses assassins et ses bourreaux. Voici mon extrait mortuaire, il est du 21 floréal, jour de notre jugement à mort; il m’a été délivré par la police municipale de Paris.» Dans le courant de l’année 1795, elle épousa, en secondes noces, François de Pange, l’ami d’André Chénier, qui la laissa veuve, pour la seconde fois, dans les premiers jours de septembre 1796. (Voir, en tête des Œuvres de François de Pange, la notice de M. L. Becq de Fouquières.)

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[409]

Ce pamphlet périodique, qui renfermait en effet des satires, des poèmes et des chansons, a paru de novembre 1789 à octobre 1791. Ses principaux rédacteurs étaient Peltier, Rivarol, Champcenetz, Mirabeau le jeune, le marquis de Bonnay, François Suleau, Montlosier, Bergasse, etc. La collection des Actes des Apôtres comprend 311 numéros, réunis en onze volumes in-8°, dont chacun est appelé version et contient 30 numéros, une introduction et une planche gravée. Il en existe une édition contrefaite en vingt volumes in-12.

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[410]

Le Journal de la Ville et des Provinces ou le MODÉRATEUR, par M. de Fontanes, avait commencé de paraître le 1er octobre 1789.

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[411]

Jacques Mallet du Pan (1749–1800), rédacteur politique du Mercure de France. Sainte-Beuve a dit de lui: «Comme journaliste et comme publiciste, dans cette rude fonction de saisir, d’embrasser au passage des événements orageux et compliqués qui se déroulent et se précipitent, nul n’a eu plus souvent raison, plume en main, que lui.» (Causeries du lundi, tome IV, p. 361–394).

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[412]

Le vrai titre de ce spirituel pamphlet, paru en 1791, est celui-ci: Petit dictionnaire des grands hommes et des grandes choses qui ont rapport à la Révolution, composé par une société d’aristocrates.

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[413]

Femme du libraire Le Jay, l’éditeur de Mirabeau. Sur les relations du grand orateur avec Mme Le Jay, voir les tomes III et IV des Mirabeau par Louis de Loménie.

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[414]

Laclos Pierre-Ambroise-François Choderlos de, l’auteur des Liaisons dangereuses, né en 1741 à Amiens. Rédacteur du Journal des Amis de la Constitution (du 1er novembre 1790 au 20 septembre 1791), maréchal de camp en 1792, il servait à l’armée de Naples comme inspecteur général d’artillerie, lorsqu’il mourut à Tarente le 5 novembre 1803.

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[415]

Le duc de Lauzun (Armand-Louis de Gontaut-Biron) devint duc de Biron en 1788. Élu député de la noblesse aux États-Généraux par la sénéchaussée du Quercy, il embrassa avec ardeur les idées nouvelles et fut successivement promu maréchal de camp (13 janvier 1792), général en chef de l’armée du Rhin (9 juillet 1792), commandant de l’armée des Côtes de la Rochelle (15 mai 1793). – Guillotiné le 31 décembre 1793.

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[416]

Pierre-Victor, baron de Besenval, né en 1722 à Soleure, mort le 2 juin 1791. Ses Mémoires, publiés par le vicomte de Ségur (1805–1807), 4 vol. in-8°, ont été désavoués par la famille.

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[417]

Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, par Mme de Staël, seconde partie, chapitre XVI: De la Fédération du 14 juillet 1790.

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[418]

Louis Joseph-Dominique, baron, né à Toul le 13 novembre 1755, mort à Bry-sur-Marne le 26 août 1837. Après avoir reçu les ordres mineurs, il acheta en 1779 une charge de conseiller-clerc au Parlement de Paris, où l’on remarqua bientôt ses aptitudes en matière financière. Lorsque l’évêque d’Autun, le 14 juillet 1790, célébra solennellement la messe au Champ de Mars sur l’autel de la Patrie, il avait l’abbé Louis pour diacre. Ministre des finances, du 1er avril 1814 au 20 mars 1815, le baron Louis reprit plus tard ce portefeuille à cinq reprises différentes, sous Louis XVIII et sous Louis-Philippe.

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[419]

Necker se retira le 4 septembre 1790.

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[420]

Le 20 février 1791 Moniteur du 22 février.