La vie publique rencontrait dans mon caractère des dispositions favorables: ce qui se passait en commun m’attirait, parce que dans la foule je regardais ma solitude et n’avais point à combattre ma timidité. Cependant les salons, participant du mouvement universel, étaient un peu moins étrangers à mon allure, et j’avais, malgré moi, fait des connaissances nouvelles.
La marquise de Villette s’était trouvée sur mon chemin. Son mari[421], d’une réputation calomniée, écrivait, avec Monsieur, frère du roi, dans le Journal de Paris. Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa mère, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l’Anthologie:
Mon régiment, en garnison à Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l’exécution du comédien Bordier[422], qui subit le dernier arrêt de la puissance parlementaire; pendu la veille, héros le lendemain, s’il eût vécu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l’insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart émigra; les officiers le suivirent. Je n’avais ni adopté ni rejeté les nouvelles opinions; aussi peu disposé à les attaquer qu’à les servir, je ne voulus ni émigrer ni continuer la carrière militaire: je me retirai.
Dégagé de tous liens, j’avais, d’une part, des disputes assez vives avec mon frère et le président de Rosambo; de l’autre, des discussions non moins aigres avec Ginguené, La Harpe et Chamfort. Dès ma jeunesse, mon impartialité politique ne plaisait à personne. Au surplus, je n’attachais d’importance aux questions soulevées alors que par des idées générales de liberté et de dignité humaines; la politique personnelle m’ennuyait; ma véritable vie était dans des régions plus hautes.
Les rues de Paris, jour et nuit encombrées de peuple, ne me permettaient plus mes flâneries. Pour retrouver le désert, je me réfugiais au théâtre: je m’établissais au fond d’une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l’Opéra. Il faut que j’aie vu intrépidement vingt fois de suite, aux Italiens[423], la Barbe-bleue et le Sabot perdu,[424] m’ennuyant pour me désennuyer, comme un hibou dans un trou de mur; tandis que la monarchie tombait, je n’entendais ni le craquement des voûtes séculaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau à la tribune, ni celle de Colin qui chantait à Babet sur le théâtre:
M. Monet, directeur des mines, et sa jeune fille, envoyés par madame Ginguené, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie: mademoiselle Monet se plaçait sur le devant de la loge; je m’asseyais moitié content, moitié grognant, derrière elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l’aimais; mais j’en avais bien peur. Quand elle était partie, je la regrettais, en étant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j’allais quelquefois, à la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l’accompagner à la promenade: je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien.
Une idée me dominait, l’idée de passer aux États-Unis: il fallait un but utile à mon voyage; je me proposais de découvrir (ainsi que je l’ai dit dans ces Mémoires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord-ouest de l’Amérique. Ce projet n’était pas dégagé de ma nature poétique. Personne ne s’occupait de moi; j’étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu; nous partions, l’un et l’autre, de l’obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m’étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon imagination. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nouveau Monde. Par l’influence d’une autre nature, ma fleur d’amour, mon fantôme sans nom des bois de l’Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride.
M. de Malesherbes me montait la tête sur ce voyage, j’allais le voir le matin; le nez collé sur des cartes, nous comparions les différents dessins de la coupole arctique; nous supputions les distances du détroit de Behring au fond de la baie d’Hudson; nous lisions les divers récits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, français, russes, suédois, danois; nous nous enquérions des chemins à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire; nous devisions des difficultés à surmonter, des précautions à prendre contre la rigueur du climat, les assauts des bêtes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait: «Si j’étais plus jeune, je partirai avec vous, je m’épargnerais le spectacle que m’offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies. Mais à mon âge il faut mourir où l’on est. Ne manquez pas de m’écrire par tous les vaisseaux, de me mander vos progrès et vos découvertes: je les ferai valoir auprès des ministres. C’est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique!» Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores élémentaires; je courais au Jardin du Roi, et déjà je me croyais un Linné[425].
Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait: il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions: plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes: je laissai mon frère et mes sœurs à Paris et m’acheminai vers la Bretagne.
Je rencontrai, à Fougères, le marquis de la Rouërie: je lui demandai une lettre pour le général Washington. Le colonel Armand (nom qu’on donnait au marquis en Amérique) s’était distingué dans la guerre de l’indépendance américaine. Il se rendit célèbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des Desilles[426]. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhumé, reconnu, et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelin, le marquis de la Rouërie avait plus d’esprit qu’eux; il s’était plus souvent battu que le premier; il avait enlevé des actrices à l’Opéra, comme le second; il serait devenu le compagnon d’armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain[427], et accompagné d’un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l’aimaient, à cause de sa hardiesse d’action et de sa liberté d’idées: il avait été un des douze gentilshommes bretons mis à la Bastille. Il était élégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue.
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Charles-Michel, marquis de
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Le comédien Bordier, célèbre à Paris dans le rôle d’Arlequin, était en représentation à Rouen, lorsque, dans la nuit du 3 au 4 août 1789, assisté d’un avocat de Lisieux, nommé Jourdain, il se mit à la tête d’une émeute. L’hôtel de l’intendant, M. de Maussion, fut pillé, les bureaux-recettes, les barrières de la ville, le bureau des aides, tous les bâtiments où l’on percevait les droits du roi furent pillés. «De grands feux s’allument, dit M. Taine, dans les rues et sur la place du Vieux-Marché; on y jette pêle-mêle des meubles, des habits, des papiers et des batteries de cuisine; des voitures sont traînées et précipitées dans la Seine. C’est seulement lorsque l’hôtel de ville est envahi que la garde nationale, prenant peur, se décida à saisir Bordier et quelques autres. Mais le lendemain, au cri de
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Le Théâtre-Italien était situé entre les rues Favart et Marivaux. On y jouait des comédies et des opéras-comiques. Malgré le nom de ce théâtre, les pièces et les acteurs étaient français. En 1792, il prit le nom d’
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De ces études botaniques qui avaient préparé son voyage au nouveau monde, il était resté à Chateaubriand une connaissance assez étendue des plantes; et ses contemplations de la nature, comme ses promenades solitaires, avaient accru sa science: «Quand nous errions, dit M. de Marcellus (
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Angélique-Françoise