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Je choisis Saint-Malo pour m’embarquer, afin d’embrasser ma mère. Je vous ai dit au troisième livre de ces Mémoires, comment je passai par Combourg, et quels sentiments m’oppressèrent. Je demeurai deux mois à Saint-Malo, occupé des préparatifs de mon voyage, comme jadis de mon départ projeté pour les Indes.

Je fis marché avec un capitaine nommé Dujardin[428]: Il devait transporter à Baltimore l’abbé Nagot, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, et plusieurs séminaristes, sous la conduite de leur chef[429]. Ces compagnons de voyage m’auraient mieux convenu quatre ans plus tôt: de chrétien zélé que j’avais été, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s’était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu’un esprit religieux était paralysé d’un côté, qu’il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu’à lui, tout supérieur qu’il pût être d’ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change; je supposais dans l’esprit religieux cette absence d’une faculté qui se trouve précisément dans l’esprit philosophique: l’intelligence courte croit tout voir, parce qu’elle reste les yeux ouverts; l’intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu’elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m’achevait: le désespoir sans cause que je portais au fond du cœur.

Une lettre de mon frère a fixé dans ma mémoire la date de mon départ: il écrivait de Paris à ma mère, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours après l’arrivée de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages étaient chargés[430]. On leva l’ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après nous avoir mis hors des passes. Le temps était sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau.

Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo. Je venais d’y laisser ma mère tout en larmes. J’apercevais les clochers et les dômes des églises où j’avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j’avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux; j’abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu’elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m’éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes: qui périrait de la France ou de moi? Reverrai-je jamais cette France et ma famille?

Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade; les feux de la ville et les phares s’allumèrent: ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m’éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l’obscurité des flots.

Je n’emportais que ma jeunesse et mes illusions; je désertais un monde dont j’avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m’étaient inconnus. Que devait-il m’arriver si j’atteignais le but de mon voyage? Égaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n’aurais jamais eu le malheur d’écrire; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s’y fût attaché qu’une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l’envie et laissées au bonheur. Qui sait si j’eusse repassé l’Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes!

Mais non! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être toute autre chose que ce que j’avais été. Cette mer, au giron de laquelle j’étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie: j’étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs.

Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Épuisé de réflexions, de regrets vagues, d’espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine: je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s’enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France.

Ici changent mes destinées: «Encore à la mer! Again to sea!» (Byron.)

LIVRE VI [431]

Prologue. – Traversée de l’océan. – Francis Tulloch. – Christophe Colomb. – Camoëns. – Les Açores. – Île Graciosa. – Jeux marins. – Île Saint-Pierre. – Côtes de la Virginie. – Soleil couchant. – Péril. – J’aborde en Amérique. – Baltimore. – Séparation des passagers. – Tulloch. – Philadelphie. – Le général Washington. – Parallèle de Washington et de Bonaparte. – Voyage de Philadelphie à New-York et à Boston. – Mackenzie. – Rivière du nord. – Chant de la passagère. – M. Swift. – Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. – M. Violet. – Mon accoutrement sauvage. – Chasse. – Le carcajou et le renard canadien. – Rate musquée. – Chiens pêcheurs. – Insectes. – Montcalm et Wolfe. – Campement au bord du lac des Onondagas. – Arabes. – Course botanique. – L’Indienne et la vache. – Un Iroquois. – Sachem des Onondagas. – Velly et les Franks. – Cérémonie de l’hospitalité. – Anciens grecs. – Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. – Abeilles, défrichements. – Hospitalité. – Lit. – Serpent à sonnettes enchanté. – Cataracte de Niagara. – Serpent à sonnettes. – Je tombe au bord de l’abîme. – Douze jours dans une hutte. – Changement de mœurs chez les sauvages. – Naissance et mort. – Montaigne. – Chant de la couleuvre. – Pantomime d’une petite Indienne, original de Mila. – Incidences. – Ancien Canada. – Population indienne. – Dégradation des mœurs. – Vraie civilisation répandue par la religion. – Fausse civilisation introduite par le commerce. – Coureurs de bois. – Factoreries. – Chasses. – Métis ou Bois-brûlés. – Guerres des compagnies. – Mort des langues indiennes. – Anciennes possessions françaises en Amérique. – Regrets. – Manie du passé. – Billet de Francis Conyngham. – Manuscrit original en Amérique. – Lacs du Canada. – Flotte de canots indiens. – Ruines de la nature. – Vallée du tombeau. – Destinée des fleuves. – Fontaine de Jouvence. – Muscogulges et siminoles. – Notre camp. – Deux Floridiennes. – Ruines sur l’Ohio. – Quelles étaient les demoiselles Muscogulges. – Arrestation du roi à Varennes. – J’interromps mon voyage pour repasser en Europe. – Dangers pour les États-Unis. – Retour en Europe. – Naufrage.

Trente et un ans après m’être embarqué, simple sous-lieutenant, pour l’Amérique, je m’embarquais pour Londres, avec un passe-port conçu en ces termes: «Laissez passer, disait ce passe-port, laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du roi près Sa Majesté Britannique, etc.» Point de signalement; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort[432]. Un officier vient, de la part du commandant, m’offrir une garde d’honneur. Descendu à Shipwright-Inn,[433] le maître et les garçons de l’auberge me reçoivent bras pendants et tête nue. Madame la mairesse m’invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing[434], attaché à mon ambassade, m’attendait. Un dîner d’énormes poissons et de monstrueux quartiers de bœuf restaure monsieur l’ambassadeur, qui n’a point d’appétit et qui n’était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous mes fenêtres, fait retentir l’air de huzzas. L’officier revient et pose, malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir distribué force argent du roi mon maître, je me mets en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu’emportent quatre beaux chevaux menés au grand trot par deux élégants jockeys. Mes gens suivent dans d’autres carrosses; des courriers à ma livrée accompagnent le cortège. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John Bull et des équipages qui nous croisent. À Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouve un village tout neuf. Bientôt m’apparaît l’immense calotte de fumée qui couvre la cité de Londres.

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[428]

Les recherches faites par M. Ch. Cunat aux Archives de la Marine, ont constaté l’exactitude de tous les détails donnés ici par Chateaubriand. Il s’embarqua à bord du brick le Saint-Pierre de 160 tonneaux, capitaine Dujardin Pinte-de-Vin, allant aux îles Saint-Pierre et Miquelon, d’où il devait relever pour Baltimore (Ch. Cunat, op. cit.).

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[429]

François-Charles Nagot, (et non Nagault, comme l’a écrit Chateaubriand) n’était pas supérieur du séminaire de St-Sulpice; il était supérieur à Paris de la communauté des Robertins, une des annexes du séminaire de Saint-Sulpice. Désigné par M. Emery pour être supérieur du séminaire que les Sulpiciens projetaient d’établir à Baltimore, il s’embarqua à Saint-Malo sur le Saint-Pierre, emmenant avec lui trois jeunes prêtres de la Compagnie de Saint-Sulpice, MM. Tessier, Antoine Garnier et Levadoux. Arrivés à Baltimore le 10 juillet 1791, l’abbé Nagot y installa, dès le mois de septembre suivant, le séminaire de Sainte-Marie, le premier et le plus renommé séminaire des États-Unis. En 1822, le pape Pie VII érigea le collège de Sainte-Marie en Université catholique, avec pouvoir de conférer des grades ayant la même valeur que ceux qui se donnent à Rome et dans les autres universités du monde chrétien. M. Nagot mourut en 1816 dans cette maison qu’il avait fondée et qu’il laissait prospère, après l’avoir conduite à travers les difficultés inséparables de tout commencement. (Voir Élisabeth Seton et les commencements de l’Église catholique aux États-Unis, par Mme de Barberey, 4me édition, tome II, p. 482.)

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[430]

Ici encore se vérifie la minutieuse exactitude à laquelle Chateaubriand s’est astreint dans la rédaction de ses Mémoires. Mirabeau est mort le 2 avril 1791. Les lettres mettant alors environ trois jours pour aller de Paris à Saint-Malo, madame de Chateaubriand a donc dû recevoir la lettre de son fils aîné le 5 avril. Trois jours après, c’était le 8 avril… C’est justement le 8 avril que l’abbé Nagot – et Chateaubriand avec lui – s’embarquèrent sur le Saint-Pierre. (Voir Élisabeth Seton, tome II, p. 483.)

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[431]

Ce livre a été écrit à Londres, d’avril à septembre 1822. – Il a été revu en décembre 1846.

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[432]

Le 5 avril 1822 est le jour de son arrivée à Londres. Il débarqua à Douvres dans la soirée du 4 avril. On lit dans le Moniteur du jeudi 11 avriclass="underline" «D’après les dernières nouvelles d’Angleterre, le paquebot français L’Antigone est entré le 4 avril au soir dans le port de Douvres, ayant à bord M. le vicomte de Chateaubriand, ambassadeur de Sa Majesté Très-Chrétienne. Il est descendu à l’hôtel Wright, où il a passé la nuit. Le lendemain, au point du jour, il a été salué par les batteries du château et une seconde salve a annoncé le moment de son départ pour Londres. Son excellence est arrivée dans la capitale le 5 dans l’après-midi, avec une suite composée de cinq voitures. Sa demeure est l’hôtel habité précédemment par M. le duc Decazes, dans Portland-Place

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[433]

L’auberge de Douvres, où descendit Chateaubriand, ne s’appelait pas Shipwrigt-Inn, ce qui signifierait hôtel du constructeur de vaisseau; mais bien Ship-Inn, hôtel du vaisseau. Il est vrai que le propriétaire de l’hôtel s’appelait Wright, et qu’il a été ainsi cause de la méprise. (Chateaubriand et son temps, par M. de Marcellus, p. 46.)

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[434]

Voir l’Appendice № X: Le Baron Billing et l’ambassade de Londres.