Plongé dans le gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entière dont je reconnais les rues, j’aborde l’hôtel de l’ambassade, Portland-Place. Le chargé d’affaires, M. le comte Georges de Caraman[435], les secrétaires d’ambassade, M. le vicomte de Marcellus[436], M. le baron E. de Cazes, M. de Bourqueney[437], les attachés à l’ambassade, m’accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valet de pied de l’hôtel, sont assemblés sur le trottoir. On me présente les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma prochaine arrivée.
Le 17 mai de l’an de grâce 1793, je débarquais pour la même ville de Londres, humble et obscur voyageur, à Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s’aperçut que je passais; le maire de la ville, William Smith, me délivra le 18, pour Londres, une feuille de route à laquelle était joint un extrait de l’Alien-bill. Mon signalement portait en anglais: «François de Chateaubriand, officier français à l’armée des émigrés (French officer in the emigrant army), taille de cinq pieds quatre pouces (five feet four inches high), mince (thin shape), favoris et cheveux bruns (brown hair and fits).» Je partageai modestement la voiture la moins chère avec quelques matelots en congé; je relayai aux plus chétives tavernes; j’entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, où M. Pitt régnait; j’allai loger, à six schellings par mois, sous le lattis d’un grenier que m’avait préparé un cousin de Bretagne, au bout d’une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road.
Cependant une autre obscurité m’enténèbre à Londres. Ma place politique met à l’ombre ma renommée littéraire; il n’y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préfère l’ambassadeur de Louis XVIII à l’auteur du Génie du christianisme. Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j’aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes[438] auprès de George IV[439], succession aussi bizarre que le reste de ma vie.
Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs est de laisser ma voiture au coin d’un square, et d’aller à pied parcourir les ruelles que j’avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d’une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j’aurai du pain le lendemain, moi dont trois ou quatre services couvrent aujourd’hui la table. À toutes ces portes étroites et indigentes qui m’étaient autrefois ouvertes, je ne rencontre que des visages étrangers. Je ne vois plus errer mes compatriotes, reconnaissables à leurs gestes, à leur manière de marcher, à la forme et à la vétusté de leurs habits. Je n’aperçois plus ces prêtres martyrs portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue redingote noire usée, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordées de palais ont été percées, des ponts bâtis, des promenades plantées: Regent’s-Park occupe, auprès de Portland-Place, les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimetière, perspective de la lucarne d’un de mes greniers, a disparu dans l’enceinte d’une fabrique. Quand je me rends chez lord Liverpool[440], j’ai de la peine à retrouver l’espace vide de l’échafaud de Charles Ier; des bâtisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, se sont avancées avec l’oubli sur des événements mémorables.
Que je regrette, au milieu des insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlai mes peines à celles d’une colonie d’infortunés! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérité! Que sont devenus mes frères en émigration? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées: ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis; ils sont moins heureux dans leur patrie qu’ils ne l’étaient sur la terre étrangère. N’avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et surtout notre jeunesse? Des mères de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l’adversité, apportaient le fruit semainier du labeur, pour s’éjouir à quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d’Amstead et de Primrose-Hill. À des chapelles, ornées de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la reine, tout émus d’une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tantôt voir surgir aux docks les vaisseaux chargés des richesses du monde, tantôt admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paterneclass="underline" toutes ces choses sont de véritables félicités!
Quand je rentre en 1822, au lieu d’être reçu par mon ami, tremblant de froid, qui m’ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, – je passe à la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui vont aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires. J’arrive, tout criblé sur ma route des mots: Monseigneur, Mylord, Votre Excellence, Monsieur l’Ambassadeur, à un salon tapissé d’or et de soie.
– Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi! Trêve de ces Mylords! Que voulez-vous que je fasse de vous? Allez rire à la chancellerie, comme si je n’étais pas là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade? Pensez-vous que je sois assez bête pour me croire changé de nature parce que j’ai changé d’habit? Le marquis de Londonderry[441] va venir, dites-vous; le duc de Wellington[442] m’a demandé; M. Canning[443] me cherche; lady Jersey[444] m’attend à dîner avec M. Brougham[445], lady Gwydir m’espère, à dix heures, dans sa loge à l’Opéra; lady Mansfield[446] à minuit, à Almack’s[447].
[435]
Le comte Georges de
[436]
Marie-Louis-Jean-André-Charles
[437]
François-Adolphe, comte de
[438]
M.
[439]
Georges IV, né en 1762, mort en 1830. Appelé à la régence en 1811, lorsque son père fut tombé en démence, il ne prit le titre de roi qu’en 1820.
[440]
Robert Banks Jenkinson, 2me comte
[441]
[442]
Le duc de Wellington ne faisait pas partie, en 1822, du cabinet Liverpool. Ce fut seulement au mois de janvier 1828 qu’il devint premier ministre et premier lord de la trésorerie.
[443]
George
[444]
Sarah, fille aînée du 10e comte de Westmoreland et héritière de son grand-père maternel, le très riche banquier Robert Child, était en 1822 une des reines du monde élégant de Londres. Son mari, lord Jersey, un type accompli de grand seigneur, a rempli à plusieurs reprises des charges de cour. Lady Jersey est morte en 1867, à l’âge de quatre-vingts ans, ayant survécu à son mari et à tous ses enfants. Une de ses filles, lady Clementina, morte sans être mariée, avait inspiré une vive passion au prince Louis-Napoléon, qui n’avait été détourné de demander sa main que par l’aversion que lui témoignait lady Jersey.
[445]
Henry, 1er baron
[446]
Lady
[447]
On appelait ainsi une suite de salons servant à des concerts, à des bals et autres réunions de ce genre. Ils tiraient leur nom d’un certain