Miséricorde! où me fourrer? qui me délivrera? qui m’arrachera à ces persécutions? Revenez beaux jours de ma misère et de ma solitude! Ressuscitez, compagnons de mon exil! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d’une taverne dédaignée, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais thé, en parlant de nos folles espérances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus nécessiteux que nous.
Voilà ce que j’éprouve, ce que je me dis dans ces premiers jours de mon ambassade à Londres. Je n’échappe à la tristesse qui m’assiège sous mon toit qu’en me saturant d’une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n’est point changé; les arbres seulement ont grandi; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n’est plus même la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Françaises, madame Récamier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses désertes de Kensington, j’aime à voire courre, à travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentillâtre émigré, je remonte l’allée où le confesseur banni disait autrefois son bréviaire.
C’est dans ce parc de Kensington que j’ai médité l’Essai historique; que, relisant le journal de mes courses d’outre-mer, j’en ai tiré les amours d’Atala; c’est aussi dans ce parc, après avoir erré au loin dans les campagnes sous un ciel baissé, blondissant et comme pénétré de la clarté polaire, que je traçai au crayon les premières ébauches des passions de René. Je déposais, la nuit, la moisson de mes rêveries du jour dans l’Essai historique et dans les Natchez. Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d’argent pour en acheter le papier, et que j’en assemblasse les feuillets avec des pointes arrachées aux tasseaux de mon grenier, faute de fil.
Ces lieux de mes premières inspirations me font sentir leur puissance; ils reflètent sur le présent la douce lumière des souvenirs: je me sens en train de reprendre la plume. Tant d’heures sont perdues dans les ambassades! Le temps ne me vaut pas plus ici qu’à Berlin pour continuer mes Mémoires, édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désirent aller le matin à des pique-niques et le soir au baclass="underline" très volontiers! Les gens, Peter, Valentin, Lewis, vont à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs; j’en suis charmé[448]. On me laisse la clef de la porte extérieure: monsieur l’ambassadeur est commis à la garde de sa maison; si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti; me voilà seuclass="underline" mettons-nous à l’œuvre.
Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j’esquissais à Londres les Natchez et Atala; j’en suis précisément dans mes Mémoires à l’époque de mes voyages en Amérique: cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans, comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau Monde: le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu; mais, pour peu que je reste ici quelque mois, j’aurai le plaisir d’arriver de la cataracte du Niagara à l’armée des princes en Allemagne, et de l’armée des princes à ma retraite en Angleterre. L’ambassadeur du roi de France peut raconter l’histoire de l’émigré français dans le lieu même où celui-ci était exilé.
Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l’immense houle de l’ouest nous annonça l’Atlantique.
Il est difficile aux personnes qui n’ont jamais navigué de se faire une idée des sentiments qu’on éprouve, lorsque du bord d’un vaisseau on n’aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l’abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l’absence de la terre: on laisse sur le rivage les passions des hommes; entre le monde que l’on quitte et celui que l’on cherche, on n’a pour amour et pour patrie que l’élément sur lequel on est porté. Plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n’est pas la langue ordinaire: c’est une langue telle que la parlent l’Océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d’eau, parmi des créatures dont le vêtement, les goûts, les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochthones; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l’oiseau. On ne voit point sur leur front les soucis de la société; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l’âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l’écueil battu de la lame.
Les matelots se passionnent pour leur navire; ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille; après avoir juré cent fois qu’ils ne s’exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s’en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d’une maîtresse orageuse et infidèle.
Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n’est pas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux: depuis leur enfance jusqu’à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage; ils n’ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie réduite à un si petit espace, sous les nuages et sur les abîmes, tout s’anime pour le marinier: une ancre, une voile, un mât, un canon, sont des personnages qu’on affectionne et qui ont chacun leur histoire.
La voile fut déchirée sur la côte du Labrador; le maître voilier lui mit la pièce que vous voyez.
L’ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sandwich.
Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Espérance; il n’était que d’un seul jet; il est beaucoup plus fort depuis qu’il est composé de deux pièces.
Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake.
Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes: on vient de jeter le loch; le navire file dix nœuds.
Le ciel est clair à midi: on a pris hauteur; on est à telle latitude.
On a fait le point: il y a tant de lieues gagnées en bonne route.
La déclinaison de l’aiguille est de tant de degrés: on s’est élevé au nord.
Le sable des sabliers passe maclass="underline" on aura de la pluie.
On a remarqué des procellaria dans le sillage du vaisseau: on essuiera un grain.
Des poissons volants se sont montrés au sud: le temps va se calmer.
Une éclaircie s’est formée à l’ouest dans les nuages: c’est le pied du vent; demain, le vent soufflera de ce côté.
L’eau a changé de couleur; on a vu flotter du bois et des goëmons; on a aperçu des mouettes et des canards; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues: il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n’est pas bon de l’accoster la nuit.
Dans l’épinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacré, qui survit à tous les autres; il est fameux pour avoir chanté pendant un combat, comme dans la cour d’une ferme au milieu de ses poules.
Sous les ponts habite un chat; peau verdâtre zébrée, queue pelée, moustache de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis; il a fait deux fois le tour du monde et s’est sauvé d’un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempé dans du vin, et Matou a le privilège de dormir, quand il lui plaît, dans le vitchoura du second capitaine.
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«L’ambassadeur, dit ici M. de Marcellus, n’a jamais eu de serviteur appelé Lewis, ni de