Выбрать главу

J’ai supposé, dans le manuscrit des Natchez, que Chactas, revenant d’Europe, prit terre à l’île de Corvo, et qu’il rencontra la statue mystérieuse[455]. Il exprime ainsi les sentiments qui m’occupaient à Graciosa, en me rappelant la tradition: «J’approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de l’écume des flots, étaient gravés des caractères inconnus; la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique; l’alcyon, perché sur le casque du colosse, y jetait par intervalles, des voix langoureuses; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d’airain du coursier, et lorsqu’on approchait l’oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses.»

Un bon souper nous fut servi chez les religieux après notre course; nous passâmes la nuit à boire avec nos hôtes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarquées, nous retournâmes à bord. Les religieux se chargèrent de nos lettres pour l’Europe. Le vaisseau s’était trouvé en danger par la levée d’un fort sud-est. On vira l’ancre; mais, engagée dans des roches, on la perdit, comme on s’y attendait. Nous appareillâmes: le vent continuant de fraîchir, nous eûmes bientôt dépassé les Açores[456].

Fac pelagus me scire probes, quo carbasa laxo.

«Muse, aide-moi à montrer que je connais la mer sur laquelle je déploie mes voiles.»

C’est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume-le-Breton, mon compatriote[457]. Rendu à la mer, je recommençai à contempler ses solitudes; mais à travers le monde idéal de mes rêveries m’apparaissaient, moniteurs sévères, la France et les événements réels. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais éviter les passagers, était la hune du grand mât; j’y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m’y asseyais dominant les vagues.

L’espace tendu d’un double azur avait l’air d’une toile préparée pour recevoir les futures créations d’un grand peintre. La couleur des eaux était pareille à celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines des échappées de vue sur les déserts de l’Océan: ces vacillants paysages rendaient sensible à mes yeux la comparaison que fait l’Écriture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on eût dit l’espace étroit et borné, faute d’un point de saillie; mais si une vague venait à lever la tête, un flot à se courber en imitation d’une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l’horizon, alors se présentait une échelle de mesure. L’étendue se révélait surtout lorsqu’une brume, rampant à la surface pélagienne, semblait accroître l’immensité même.

Descendu de l’aire du mât comme autrefois du nid de mon saule, toujours réduit à une existence solitaire, je soupais d’un biscuit de vaisseau, d’un peu de sucre et d’un citron; ensuite je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre: je n’avais qu’à déployer mon bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil.

Le vent nous força d’anordir et nous accostâmes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes rôdaient au milieu d’une bruine froide et pâle.

Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers: quand on passe la Ligne, il faut se résoudre à recevoir le baptême: même cérémonie sous le Tropique, même cérémonie sur le banc de Terre-Neuve, et, quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique. Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots: le bonhomme Tropique a donc une bedaine énorme; il est vêtu, lors même qu’il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourrées de l’équipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d’en bas: il commence à descendre le long des haubans, pesant comme un ours, trébuchant comme Silène. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un sceau, le remplit d’eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n’ont pas passé la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus à la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les écoutilles, on grimpe aux mâts: père Tropique vous poursuit; cela finit au moyen d’un large pourboire: jeux d’Amphitrite, qu’Homère aurait célébrés comme il a chanté Protée, si le vieil Océanus eût été connu tout entier du temps d’Ulysse; mais alors on ne voyait encore que sa tête aux Colonnes d’Hercule; son corps caché couvrait le monde.

Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus; ses côtés perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.

Nous mouillâmes devant la capitale de l’île: nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu’on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part; j’attendis qu’une rafale, arrachant le brouillard, me montra le lieu que j’habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.

Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l’île et un îlot allongé, l’île aux Chiens. Le port, surnommé le Barachois, creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l’île: quelques-uns, détachés, surplombent le littoral; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.

La maison du gouverneur fait face à l’embarcadère. L’église, la cure, le magasin aux vivres, sont placés au même lieu; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.

Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d’obligeance et de politesse. Il cultivait sur un glacis quelques légumes d’Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu’il appelait son jardin.

Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse.

Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête: comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes; elle nous séparait de la terre natale! Le gouverneur était inquiet; il appartenait à l’opinion battue; il s’ennuyait d’ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d’affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s’enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l’avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.

Un matin, j’étais allé seul au Cap-à-l’Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m’assis au ressaut d’une roche, les pieds pendant sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne; elle avait les jambes nues, quoiqu’il fit froid, et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée; par-dessus ce mouchoir elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l’entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps elle se baissait et cueillait les feuilles d’une plante aromatique qu’on appelle dans l’île thé naturel. D’une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu’elle tenait de l’autre main. Elle m’aperçut: sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d’elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.

вернуться

[455]

Voir les Natchez, livre VII.

вернуться

[456]

Dans son Essai sur les Révolutions, pages 635 et suivantes, Chateaubriand avait raconté avec beaucoup de détails son voyage aux Açores. Le récit des Mémoires est de tous points conforme à celui de l’Essai.

вернуться

[457]

C’est un des 9000 vers de la Chronique dans laquelle Guillaume-le-Breton a retracé la vie de Philippe-Auguste depuis son couronnement jusqu’à sa mort: Philippidos libri duodecine, sive Gesta Philippi Augusti, versibus heroïcis descripta.