Nous restâmes quelques minutes sans parler; enfin, je fus le plus courageux et je dis: «Que cueillez-vous là? la saison des lucets et des atocas est passée». Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit: «Je cueillais du thé.» Elle me présenta son panier. «Vous portez ce thé à votre père et à votre mère? – Mon père est à la pêche avec Guillaumy. – Que faites-vous l’hiver dans l’île? – Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, ou nous chantons des cantiques; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. – Votre père va bientôt revenir? – Oh! non: le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. – Mais Guillaumy reviendra? – Oh! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m’apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. – Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier? – Oh! non.»
Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d’une sapinière. Elle chantait d’une voix sonore un cantique des Missions:
Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête; elle avait l’air d’être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s’assit au gouvernail; on l’eût prit pour la Fortune: elle s’éloigna de moi.
Oh! oui, oh! non, Guillaumy, l’image du jeune matelot sur une vergue, au milieu des vents, changeaient en terre de délices l’affreux rocher de Saint-Pierre:
Nous passâmes quinze jours dans l’île. De ses côtes désolées on découvre les rivages encore plus désolés de Terre-Neuve. Les mornes à l’intérieur étendent des chaînes divergentes dont la plus élevée se prolonge vers l’anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mêlée d’un mica rouge et verdâtre, se rembourre d’un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum.
De petits lacs s’alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie, du Courval, du Pain-de-Sucre, du Kergariou, de la Tête-Galante. Ces flaques sont connues sous le nom des Étangs-du-Savoyard, du Cap-Noir, du Ravenel, du Colombier, du Cap-à-l’Aigle. Quand les tourbillons fondent sur ces étangs, ils déchirent les eaux peu profondes, mettant à nu çà et là quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l’onde.
La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du détroit de Magellan. Le nombre des végétaux diminue en allant vers le pôle; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espèces de phanérogames. En changeant de localité, des races de plantes s’éteignent: les unes au nord, habitantes des steppes glacées, deviennent au midi des filles de la montagne: les autres, nourries dans l’atmosphère tranquille des plus épaisses forêts, viennent, en décroissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l’Océan. À Saint-Pierre, le myrtille marécageux (vaccinium fugilinosium) est réduit à l’état de traînasses; il sera bientôt enterré dans l’ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d’humus. Plante voyageuse, j’ai pris mes précautions pour disparaître au bord de la mer, mon site natal.
La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquée de baumiers, d’amelanchiers, de palomiers, de mélèzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent à brasser une bière antiscorbutique. Ces arbres ne dépassent pas la hauteur d’un homme. Le vent océanique les étête, les secoue, les prosterne, à l’instar des fougères; puis, se glissant sous ces forêts en broussailles, il les relève; mais il n’y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voûtes, ni échos pour y gémir, et il n’y fait pas plus de bruit que sur une bruyère.
Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on découvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argenté (alectoria trichodes): les ours blancs semblent avoir accroché leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les étranges grimpereaux. Les swamps de cette île de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours: on croirait voir les sentiers rustiques des environs d’une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamés; le voyageur ne se rassure qu’au bruit non moins triste de la mer; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies.
La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive à la latitude du cap Charles Ier du Labrador; quelques degrés plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme à ces régions: le soir, le soleil, touchant la terre semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l’horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène brille, éclairée comme à la fois par les feux du couchant et la lumière de l’aurore: on ne sait si l’on assiste à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L’amour amène alors l’Esquimau sur le rocher de glace où l’attendait sa compagne: ces noces de l’homme aux dernières bornes de la terre ne sont ni sans pompe ni sans félicité.
Après avoir embarqué des vivres et remplacé l’ancre perdue à Graciosa, nous quittâmes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteignîmes la latitude de 38 degrés. Les calmes nous arrêtèrent à une petite distance des côtes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des régions boréales avait succédé le plus beau ciel; nous ne voyions pas la terre, mais l’odeur des forêts de pins arrivait jusqu’à nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les crépuscules et les nuits étaient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m’envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide.
Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine; la cloche de la prière sonna: j’allai mêler mes vœux à ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d’arrière avec les passagers; l’aumônier, un livre à la main, un peu en avant d’eux, près du gouvernail; les matelots se pressaient pêle-mêle sur le tillac: nous nous tenions debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles étaient pliées.