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Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes: on eût dit, par les balancements de la poupe, que l’astre radieux changeait à chaque instant d’horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l’ensemble dans le Génie du christianisme,[459] mes sentiments religieux s’harmonisaient avec la scène; mais, hélas! quand j’y assistai en personne, le vieil homme était vivant en moi: ce n’était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots, dans la magnificence de ses œuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle; j’aurais vendu l’éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu’elle palpitait derrière ce voile de l’univers qui la cachait à mes yeux. Oh! que n’était-il en ma puissance de déchirer le rideau pour presser la femme idéalisée contre mon cœur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon désespoir et de ma vie! Tandis que je me laissais aller à ces mouvements si propres à ma carrière future de coureur des bois, il ne s’en fallut guère qu’un accident ne mit un terme à mes desseins et à mes songes.

La chaleur nous accablait; le vaisseau, dans un calme plat, sans voiles et trop chargé de ses mâts, était tourmenté du roulis: brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n’eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beaupré à la mer. Tout alla d’abord à merveille, et plusieurs passagers m’imitèrent. Je nageais sans regarder le vaisseau; mais quand je vins à tourner la tête, je m’aperçus que le courant l’entraînait déjà loin. Les matelots, alarmés, avaient filé un grelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les écarter. La houle était si grosse qu’elle retardait mon retour en épuisant mes forces. J’avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient à tout moment m’emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, le maître d’équipage cherchait à descendre un canot dans la mer, mais il fallait établir un palan, et cela prenait un temps considérable.

Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva; le vaisseau, gouvernant un peu, s’approcha de moi; je me pus emparer de la corde; mais les compagnons de ma témérité s’étaient accrochés à cette corde; quand on nous tira au flanc du bâtiment, me trouvant à l’extrémité de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuaient; à chacun de ces roulis en sens opposé, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l’air à un même nombre de pieds, comme des poissons au bout d’une ligne; à la dernière immersion, je me sentis prêt à m’évanouir; un roulis de plus, et c’en était fait. On me hissa sur le pont à demi mort: si je m’étais noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres!

Deux jours après cet accident, nous aperçûmes la terre. Le cœur me battit quand le capitaine me la montra: l’Amérique! Elle était à peine déclinée par la cime de quelques érables sortant de l’eau. Les palmiers de l’embouchure du Nil m’indiquèrent depuis le rivage de l’Égypte de la même manière. Un pilote vint à bord; nous entrâmes dans la baie de Chesapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain.

Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent, peut-être ignoré pendant la durée des temps anciens et un grand nombre de siècles modernes; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l’arrivée de Christophe Colomb; la domination des monarchies de l’Europe ébranlée dans ce nouveau monde: la vieille société finissant dans la jeune Amérique; une république d’un genre inconnu annonçant un changement dans l’esprit humain; la part que mon pays avait eue à ces événements; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang français; un grand homme sortant du milieu des discordes et des déserts; Washington habitant une ville florissante, dans le même lieu où Guillaume Penn avait acheté un coin de forêts; les États-Unis renvoyant à la France la révolution que la France avait soutenue de ses armes; enfin mes propres destins, ma muse vierge que je venais livrer à la passion d’une nouvelle nature; les découvertes que je voulais tenter dans ces déserts; lesquels étendaient encore leur large royaume derrière l’étroit empire d’une civilisation étrangère: telles étaient les choses qui roulaient dans mon esprit.

Nous nous avançâmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cèdres de la Virginie, des oiseaux-moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison où nous arrivâmes au bout d’une demi-heure tenait de la ferme d’un Anglais et de la case d’un créole. Des troupeaux de vaches européennes pâturaient les herbages entourés de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des écureuils à peau rayée. Des noirs sciaient des pièces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une négresse de treize à quatorze ans, presque nue, d’une beauté singulière, nous ouvrit la barrière de l’enclos comme une jeune Nuit. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des œufs, du lait, et nous retournâmes au bâtiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie à la petite Africaine: ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la liberté.

On désancra pour gagner la rade et le port de Baltimore: en approchant, les eaux se rétrécirent; elles étaient lisses et immobiles: nous avions l’air de remonter un fleuve indolent bordé d’avenues. Baltimore s’offrit à nous comme au fond d’un lac. En regard de la ville, s’élevait une colline boisée, au pied de laquelle on commençait à bâtir. Nous amarrâmes au quai du port. Je dormis à bord et n’atterris que le lendemain. J’allai loger à l’auberge avec mes bagages; les séminaristes se retirèrent à l’établissement préparé pour eux, d’où ils se sont dispersés en Amérique.

Qu’est devenu Francis Tulloch? La lettre suivante m’a été remise à Londres, le 12 du mois d’avril 1822:

Trente ans s’étant écoulés, mon très cher vicomte, depuis l’époch de notre voyage à Baltimore, il est très possible que vous ayez oublié jusqu’à mon nom; mais à juger d’après les sentiments de mon cœur, qui vous a toujours été vrai et loyal, ce n’est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas fâché de me revoir. Presque en face l’un de l’autre (comme vous verrez par la date de cette lettre), je ne sens que trop que bien des choses nous séparent. Mais témoignez le moindre désir de me voir, et je m’empresserai de vous prouver, autant qu’il me sera possible, que je suis toujours, comme j’ai toujours été, votre fidèle et dévoué,

Franc. Tulloch.

P. S. – Le rang distingué que vous vous êtes acquis et que vous méritez par tant de titres, m’est devant les yeux; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m’est si cher, que je ne puis vous écrire (au moins cette fois-ci) comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance.

Vendredi, 12 avril.
Portland Place, nº 30.
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[459]

Génie du christianisme, première partie, livre V, chapitre XII: Deux perspectives de la Nature.